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LES MISÉRABLES. — FANTINE.

Aucun des assistants ne remua, Javert reprit :

— Je n’ai jamais connu qu’un homme qui put remplacer un cric. C’était ce forçat.

— Ah ! voilà que ça m’écrase ! cria le vieillard.

Madeleine leva la tête, rencontra l’œil de faucon de Javert toujours attaché sur lui, regarda les paysans immobiles, et sourit tristement. Puis, sans dire une parole, il tomba à genoux, et avant même que la foule eût eu le temps de jeter un cri, il était sous la voiture.

Il y eut un affreux moment d’attente et de silence.

On vit Madeleine presque à plat ventre sous ce poids effrayant essayer deux fois en vain de rapprocher ses coudes de ses genoux. On lui cria : — Père Madeleine ! retirez-vous de là ! — Le vieux Fauchelevent lui-même lui dit : — Monsieur Madeleine ! allez-vous-en ! C’est qu’il faut que je meure, voyez-vous ! Laissez-moi ! Vous allez vous faire écraser aussi ! — Madeleine ne répondit pas.

Les assistants haletaient. Les roues avaient continué de s’enfoncer, et il était déjà devenu presque impossible que Madeleine sortît de dessous la voiture.

Tout à coup on vit l’énorme masse s’ébranler, la charrette se soulevait lentement, les roues sortaient à demi de l’ornière. On entendit une voix étouffée qui criait : Dépêchez-vous ! aidez ! C’était Madeleine qui venait de faire un dernier effort.

Ils se précipitèrent. Le dévouement d’un seul avait donné de la force et du courage à tous. La charrette fut enlevée par vingt bras. Le vieux Fauchelevent était sauvé.

Madeleine se releva. Il était blême, quoique ruisselant de sueur. Ses habits étaient déchirés et couverts de boue. Tous pleuraient. Le vieillard lui baisait les genoux et l’appelait le bon Dieu, Lui, il avait sur le visage je ne sais quelle expression de souffrance heureuse et céleste, et il fixait son œil tranquille sur Javert qui le regardait toujours.