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BUG-JARGAL.

noirs l’entouraient ; ils allaient le tuer. Je me présentai et leur ordonnai de me laisser me venger moi-même ; ils se retirèrent. Je pris ton oncle dans mes bras, je confiai l’enfant à Rask, — et je les déposai tous deux dans une caverne isolée et connue de moi seul. Frère, voilà mon crime.

Pénétré de remords et de reconnaissance, je voulus me jeter aux pieds de Pierrot ; il m’arrêta d’un air offensé.

— Allons, viens, dit-il un moment après, en me prenant la main.

Je lui demandai avec surprise où il voulait me conduire.

— Au camp des blancs, me répondit-il. Nous n’avons pas un moment à perdre ; dix têtes répondent de la mienne. Nous pouvons nous hâter, car tu es libre ; nous le devons, car je ne le suis pas.

Ces paroles accrurent mon étonnement ; je lui en demandai l’explication.

— N’as-tu pas entendu dire que Bug-Jargal était prisonnier ? demanda-t-il avec impatience.

— Oui, mais qu’as-tu de commun avec Bug-Jargal ?

Il parut à son tour étonné.

— Je suis Bug-Jargal, dit-il gravement.

J’étais habitué, pour ainsi dire, à la surprise avec cet homme. Ce n’était pas sans étonnement que je venais de voir un instant auparavant l’esclave Pierrot se transformer en fils du roi de Gamboa ; mon admiration était au comble d’avoir maintenant à reconnaître en lui le redoutable et généreux Bug-Jargal, chef des révoltés du Morne-Rouge.

Il parut ne pas s’apercevoir de l’impression qu’avaient produite sur moi ses dernières paroles.

— On m’avait dit, reprit-il, que tu étais prisonnier au camp de Biassou ; j’étais venu pour te délivrer.

— Pourquoi me disais-tu donc tout à l’heure que tu n’étais pas libre ?

Il me regarda comme cherchant à deviner ce qui amenait cette question toute naturelle.

— Écoute, me dit-il. Ce matin, j’étais prisonnier parmi les tiens. J’entendis annoncer dans le camp que Biassou avait déclaré son intention de faire mourir, avant le coucher du soleil, un jeune captif nommé Delmar. On renforça les gardes autour de moi. J’appris que mon exécution suivrait la tienne. En cas d’évasion, dix de mes camarades répondraient de moi. Tu vois que je suis pressé.

Je le retins encore.

— Tu t’es donc échappé ? lui dis-je.

— Et comment serais-je ici ? Ne fallait-il pas te sauver ? Ne te dois-je pas la vie ?

— As-tu parlé à Biassou ? lui demandai-je.

Il me montra son chien couché à ses pieds.

— Non. Rask m’a conduit ici. J’ai vu avec joie que tu n’étais pas prisonnier. Suis-moi maintenant, Biassou est perfide ; si je lui avais parlé, il t’aurait fait saisir et m’aurait contraint de rester. Ce n’est pas un noir, c’est un mulâtre. Frère, le temps presse.