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BUG-JARGAL.

nous pour le délivrer. Si bien que les milices allaient aussi rentrer dans l’eau pour nous secourir, quand Pierrot, voyant sans doute que les nègres allaient tous être massacrés, dit quelques mots d’un vrai grimoire, puisqu’il les mit tous en fuite. Ils plongèrent et disparurent en un clin d’œil. — Cette bataille sous l’eau aurait eu quelque chose d’agréable, si je n’avais pas perdu un doigt et mouillé dix cartouches, et si… pauvre homme ! mais cela était écrit, mon capitaine. —

Et le sergent, après avoir respectueusement appuyé le revers de sa main gauche sur la grenade de son bonnet de police, l’éleva vers le ciel d’un air inspiré. Delmar paraissait violemment agité.

— Oui, dit-il, oui, tu as raison, mon vieux Thadée, cette nuit-là fut une nuit fatale.

Il serait tombé dans une profonde rêverie, si l’assemblée ne l’eût vivement pressé de continuer. Il poursuivit :

— Tandis que la scène que Thadée vient de décrire…

Thadée triomphant vint se placer derrière le capitaine.

… Tandis que la scène que Thadée vient de décrire se passait derrière le mornet, j’étais parvenu, avec quelques-uns des miens, à grimper, de broussaille en broussaille, sur un pic nommé le pic du Paon, de niveau avec les positions des noirs. Le chemin une fois frayé, le sommet fut bientôt couvert de milices ; nous commençâmes une vive fusillade. Les nègres, moins bien armés que nous, ne purent nous riposter aussi chaudement ; ils se mirent à se décourager : nous redoublâmes d’acharnement, et bientôt les rocs les plus voisins furent évacués par les rebelles, qui cependant eurent d’abord soin de faire rouler les cadavres de leurs morts sur le reste de l’armée, encore rangée sur le mornet. À l’aide de plusieurs troncs de palmiers que nous abattîmes et liâmes ensemble, nous passâmes sur les pics abandonnés, et une partie de l’armée se trouva ainsi avantageusement postée. Cet aspect ébranla le courage des insurgés. Notre feu se soutenait. Des clameurs lamentables, auxquelles se mêlait le nom de Bug-Jargal, retentirent soudain dans l’armée de Biassou. Une grande épouvante s’y manifesta. Plusieurs noirs du Morne-Rouge parurent sur le roc où flottait le drapeau écarlate ; ils se prosternèrent, enlevèrent l’étendard, et se précipitèrent avec lui dans les gouffres de la Grande-Rivière. Cela signifiait clairement que leur chef était mort ou pris.

Notre audace s’en accrut à un tel point, que je résolus de chasser à l’arme blanche les rebelles des rochers qu’ils couvraient encore. Je fis jeter un pont de troncs d’arbres entre notre pic et le roc le plus voisin. Je m’élançai le premier au milieu des nègres. Les miens allaient me suivre, quand l’un des rebelles, d’un coup de hache, fit voler le pont en éclats. Les débris tombèrent dans l’abîme, en battant les rocs avec un bruit épouvantable. Je tournai la tête ; en ce moment, je me sentis saisir par six ou sept noirs, qui me désarmèrent.

Je me débattais comme un lion ; ils me lièrent avec des cordes d’écorce, sans s’inquiéter des balles que mes gens faisaient pleuvoir autour d’eux. Mon désespoir ne fut adouci que par les cris de victoire que j’entendis pousser autour de moi un moment après. Je vis bientôt les noirs et les mulâtres gravir pêle-mêle les sommets les plus escarpés, en jetant des clameurs de détresse. Mes gardiens les imitèrent ;