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BUG-JARGAL.

de verdure. L’œil, qui les contemplait du haut des roches voisines, croyait voir des prairies humides encore de rosée. Un bruit sourd, ou quelquefois une sarcelle sauvage, perçant tout à coup ce rideau fleuri, décelaient seuls la présence de l’eau.

Le soleil cessa bientôt de dorer la cime aiguë des monts lointains de la Treille. Peu à peu l’ombre s’étendit sur le camp, et le silence ne fut plus troublé que par les cris de la grue et les pas mesurés des sentinelles.

Tout à coup le redoutable chant d’Oua-Nassé se fit entendre sur nos têtes ; les palmiers et les cèdres qui couronnaient les rocs s’embrasèrent, et les clartés livides de l’incendie nous montrèrent sur les sommets voisins de nombreuses bandes de mulâtres dont le teint cuivré paraissait rouge à la lueur des flammes. C’étaient ceux de Biassou. Le danger était imminent. Les chefs, s’éveillant en sursaut, coururent rassembler leurs soldats, la trompette sonna l’alarme, et nos lignes se formèrent en tumulte. Mais les noirs, au lieu de profiter du désordre où nous étions, nous regardaient, immobiles, en chantant Oua-Nassé.

Un noir gigantesque parut seul sur le pic le plus élevé au-dessus de la Grande-Rivière. Une plume couleur de feu flottait sur son front, une hache était dans sa main droite, un drapeau rouge dans sa main gauche. Je reconnus Pierrot. Si une carabine se fût trouvée à ma portée, la rage m’aurait peut-être fait commettre une lâcheté. Le noir répéta le refrain d’Oua Nassé, planta son drapeau sur le pic, lança sa hache au milieu de nous et s’engloutit dans les flots du fleuve. — Un regret s’éleva en moi ; car je crus qu’il ne mourrait plus de ma main.

Alors les noirs commencèrent à rouler sur nos colonnes d’énormes quartiers de rochers ; une grêle de balles et de flèches tomba sur le mornet. Nos soldats, furieux de ne pouvoir atteindre les assaillants, expiraient en désespérés, écrasés par les rochers ou percés de flèches. Une horrible confusion régnait dans l’armée. Soudain un bruit affreux parut sortir du milieu de la Grande-Rivière ; une scène extraordinaire s’y passait. Les dragons jaunes, horriblement maltraités par les masses que les mulâtres poussaient du haut des montagnes, avaient conçu l’idée de se réfugier, pour échapper, sous les voûtes flexibles de lianes dont le fleuve était couvert. Thadée avait le premier mis en avant ce moyen, d’ailleurs ingénieux…

— Vous êtes bien bon, mon capitaine…

Il y avait plus d’un quart d’heure que le sergent Thadée, le bras droit en écharpe, s’était glissé, sans être vu de personne, dans un coin de la tente, où ses gestes avaient seuls exprimé la part qu’il prenait au récit de son maître, jusqu’au moment où, ne croyant pas que le respect lui permît de laisser passer un éloge aussi direct sans en remercier le capitaine, il balbutia d’un ton confus : Vous êtes bien bon, mon capitaine.

Un éclat de rire général s’éleva. Delmar se retourna et lui cria d’un ton sévère :

— Comment ! vous ici, Thadée !… Et votre bras ?…

À ce langage si nouveau pour lui, les traits du vieux soldat se rembrunirent ; il chancela et leva la tête en arrière, comme pour arrêter les larmes qui roulaient dans ses yeux.

— Je ne croyais pas, dit-il enfin à voix basse, je n’aurais jamais cru que mon capitaine manquât de respect à son vieux sergent jusqu’à lui dire vous.