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BUG-JARGAL.

La moindre secousse de ma part eût suffi pour le précipiter ; mais c’eût été une lâcheté, et je n’y songeai pas un moment. Cette modération le frappa. Remerciant le ciel du salut qu’il m’envoyait d’une manière si inespérée, je me décidais à l’abandonner à son sort, et j’allais sortir de la salle souterraine, quand j’entendis tout à coup la voix du nain sortir de l’abîme, suppliante et douloureuse :

— Maître ! criait-il, maître ! ne vous en allez pas, de grâce ! au nom du bon Giu, ne laissez pas mourir, impénitente et coupable, une créature humaine que vous pouvez sauver. Hélas ! les forces me manquent, la branche glisse et plie dans mes mains, le poids de mon corps m’entraîne, je vais la lâcher ou elle va se rompre. — Hélas ! maître ! l’effroyable gouffre tourbillonne au-dessous de moi ! Nombre santo de Dios ! n’aurez-vous aucune pitié pour votre pauvre bouffon ? Il est bien criminel ; mais ne lui prouverez-vous pas que les blancs valent mieux que les mulâtres, les maîtres que les esclaves ?

Je m’étais approché du précipice presque ému, et la terne lumière qui descendait de la crevasse me montrait sur le visage repoussant du nain une expression que je ne lui connaissais pas encore, celle de la prière et de la détresse.

Señor Léopold, continua-t-il, encouragé par le mouvement de pitié qui m’était échappé, serait-il vrai qu’un être humain vît son semblable dans une position aussi horrible, pût le secourir, et ne le fît pas ? Hélas ! tendez-moi la main, maître. Il ne faudrait qu’un peu d’aide pour me sauver. Ce qui est tout pour moi est si peu de chose pour vous ! Tirez-moi à vous, de grâce ! Ma reconnaissance égalera mes crimes.

Je l’interrompis :

— Malheureux ! ne rappelle pas ce souvenir !

— C’est pour le détester, maître ! reprit-il. Ah ! soyez plus généreux que moi ! Ô ciel ! ô ciel ! je faiblis ! je tombe. — Ay desdichado ! La main ! votre main ! tendez-moi la main ! au nom de la mère qui vous a porté !

Je ne saurais vous dire à quel point était lamentable cet accent de terreur et de souffrance ! J’oubliai tout. Ce n’était plus un ennemi, un traître, un assassin, c’était un malheureux qu’un léger effort de ma part pouvait arracher à une mort affreuse. Il m’implorait si pitoyablement ! Toute parole, tout reproche eût été inutile et ridicule ; le besoin d’aide paraissait urgent. Je me baissai, et, m’agenouillant le long du bord, l’une de mes mains appuyée sur le tronc de l’arbre dont la racine soutenait l’infortuné Habibrah, je lui tendis l’autre… — Dès qu’elle fut à sa portée, il la saisit de ses deux mains avec une force prodigieuse, et, loin de se prêter au mouvement d’ascension que je voulais lui donner, je le sentis qui cherchait à m’entraîner avec lui dans l’abîme. Si le tronc de l’arbre ne m’eût pas prêté un aussi solide