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BUG-JARGAL.

— Grand Dieu ! m’écriai-je frappé de stupeur, tous les morts reviennent-ils ? C’est Habibrah, le bouffon de mon oncle !

Le nain mit la main sur son poignard, et dit sourdement :

— Son bouffon, — et son meurtrier.

Je reculai avec horreur.

— Son meurtrier ! Scélérat, est-ce donc ainsi que tu as reconnu ses bontés ? Il m’interrompit.

— Ses bontés ! dis ses outrages !

— Comment ! repris-je, c’est toi qui l’as frappé, misérable !

— Moi ! répondit-il avec une expression horrible. Je lui ai enfoncé le couteau si profondément dans le cœur, qu’à peine a-t-il eu le temps de sortir du sommeil pour entrer dans la mort. Il a crié faiblement : À moi, Habibrah ! — J’étais à lui.

Son atroce récit, son atroce sang-froid me révoltèrent,

— Malheureux ! lâche assassin ! tu avais donc oublié les faveurs qu’il n’accordait qu’à toi ? tu mangeais près de sa table, tu dormais près de son lit…

—… Comme un chien ! interrompit brusquement Habibrah ; como un perro ! Va ! je ne me suis que trop souvenu de ces faveurs qui sont des affronts ! Je m’en suis vengé sur lui, je vais m’en venger sur toi ! Écoute. Crois-tu donc que pour être mulâtre, nain et difforme, je ne sois pas homme ? Ah ! j’ai une âme, et une âme plus profonde et plus forte que celle dont je vais délivrer ton corps de jeune fille ! J’ai été donné à ton oncle comme un sapajou. Je servais à ses plaisirs, j’amusais ses mépris. Il m’aimait, dis-tu ; j’avais une place dans son cœur ; oui, entre sa guenon et son perroquet. Je m’en suis choisi une autre avec mon poignard !

Je frémissais.

— Oui, continua le nain, c’est moi ! c’est bien moi ! regarde-moi en face, Léopold d’Auverney ! Tu as assez ri de moi, tu peux frémir maintenant. Ah ! tu me rappelles la honteuse prédilection de ton oncle pour celui qu’il nommait son bouffon ! Quelle prédilection, bon Giu ! Si j’entrais dans vos salons, mille rires dédaigneux m’accueillaient ; ma taille, mes difformités, mes traits, mon costume dérisoire, jusqu’aux infirmités déplorables de ma nature, tout en moi prêtait aux railleries de ton exécrable oncle et de ses exécrables amis. Et moi, je ne pouvais pas même me taire ; il fallait, o rabia ! il fallait mêler mon rire aux rires que j’excitais ! Réponds, crois-tu que de pareilles humiliations soient un titre à la reconnaissance d’une créature humaine ? Crois-tu qu’elles ne vaillent pas les misères des autres esclaves, les travaux sans relâche, les ardeurs du soleil, les carcans de fer et le fouet des commandeurs ? Crois-tu qu’elles ne suffisent pas pour faire germer dans un