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BUG-JARGAL.

libres par les sentiers de la Vista. — On égorgera les prisonniers, s’il en reste. On mâchera les balles ; on empoisonnera les flèches. Il faudra jeter trois tonnes d’arsenic dans la source où l’on puise l’eau du camp ; les coloniaux prendront cela pour du sucre, et boiront sans défiance. — Les troupes du Limbé, du Dondon et de l’Acul marcheront après Cloud et Toussaint. — Obstruez avec des rochers toutes les avenues de la savane ; carabinez tous les chemins ; incendiez les forêts. — Rigaud, vous resterez près de nous. — Candi, vous rassemblerez ma garde autour de moi. — Les noirs du Morne-Rouge formeront l’arrière-garde, et n’évacueront la savane qu’au soleil levant.

Il se pencha vers Rigaud, et dit à voix basse :

— Ce sont les noirs de Bug-Jargal ; s’ils pouvaient être écrasés ici ! Muerta la tropa, muerto el gefe[1] ! Allez, hermanos, reprit-il en se redressant. Candi vous portera le mot d’ordre.

Les chefs se retirèrent.

— Général, dit Rigaud, il faudrait expédier la dépêche de Jean-François. Nous sommes mal dans nos affaires ; elle pourrait arrêter les blancs.

Biassou la tira précipitamment de sa poche.

— Vous m’y faites penser ; mais il y a tant de fautes de grammaire, comme ils disent, qu’ils en riront. — Il me présenta le papier. — Écoute, veux-tu sauver ta vie ? Ma bonté le demande encore une fois à ton obstination. Aide-moi à refaire cette lettre ; je te dicterai mes idées ; tu écriras cela en style blanc.

Je fis un signe de tête négatif. Il parut impatienté.

— Est-ce non ! me dit-il.

— Non ! répondis-je.

Il insista.

— Réfléchis bien.

Et son regard semblait appeler le mien sur l’attirail de bourreau avec lequel il jouait.

— C’est parce que j’ai réfléchi, repris-je, que je refuse. Tu me parais craindre pour toi et les tiens ; tu comptes sur ta lettre à l’assemblée pour retarder la marche et la vengeance des blancs. Je ne veux pas d’une vie qui servirait peut-être à sauver la tienne. Fais commencer mon supplice.

— Ah ! ah ! muchacho ! répliqua Biassou en poussant du pied les instruments de torture, il me semble que tu te familiarises avec cela. J’en suis fâché, mais je n’ai pas le temps de t’en faire faire l’essai. Cette position est dangereuse ; il faut que j’en sorte au plus vite. Ah ! tu refuses de me servir de

  1. Morte la bande, mort le chef !