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BUG-JARGAL.

Marie se souleva de mes bras à demi, et s’écria en le suivant des yeux :

— Grand Dieu ! mon Léopold, notre amour paraît lui faire mal. Est-ce qu’il m’aimerait ?

Le cri de l’esclave m’avait prouvé qu’il était mon rival ; l’exclamation de Marie me prouvait qu’il était aussi mon ami.

— Marie ! répondis-je, et une félicité inouïe entra dans mon cœur en même temps qu’un mortel regret ; Marie ! est-ce que tu l’ignorais ?

— Mais je l’ignore encore, me dit-elle avec une chaste rougeur. Comment ! il m’aime ! Je ne m’en étais jamais aperçue.

Je la pressai sur mon cœur avec ivresse.

— Je retrouve ma femme et mon ami ! m’écriai-je ; que je suis heureux et que je suis coupable ! J’avais douté de lui.

— Comment ! reprit Marie étonnée, de lui ! de Pierrot ! Oh oui, tu es bien coupable. Tu lui dois deux fois ma vie, et peut-être plus encore, ajouta-t-elle en baissant les yeux. Sans lui le crocodile de la rivière m’aurait dévorée ; sans lui les nègres… C’est Pierrot qui m’a arrachée de leurs mains, au moment où ils allaient sans doute me rejoindre à mon malheureux père !

Elle s’interrompit et pleura.

— Et pourquoi, lui demandai-je, Pierrot ne t’a-t-il pas renvoyée au Cap, à ton mari ?

— Il l’a tenté, répondit-elle, mais il ne l’a pu. Obligé de se cacher également des noirs et des blancs, cela lui était fort difficile. Et puis, on ignorait ce que tu étais devenu. Quelques-uns disaient t’avoir vu tomber mort, mais Pierrot m’assurait que non, et j’étais bien certaine du contraire, car quelque chose m’en aurait avertie ; et si tu étais mort, je serais morte aussi, en même temps.

— Pierrot, lui dis-je, t’a donc amenée ici ?

— Oui, mon Léopold ; cette grotte isolée est connue de lui seul. Il avait sauvé en même temps que moi tout ce qui restait de la famille, ma bonne nourrice et mon petit frère ; il nous y a cachés. Je t’assure qu’elle est bien commode ; et sans la guerre qui fouille tout le pays, maintenant que nous sommes ruinés, j’aimerais à l’habiter avec toi. Pierrot pourvoyait à tous nos besoins. Il venait souvent ; il avait une plume rouge sur la tête. Il me consolait, me parlait de toi, m’assurait que je te serais rendue. Cependant, ne l’ayant pas vu depuis trois jours, je commençais à m’inquiéter, lorsqu’il est revenu avec toi. Ce pauvre ami, il a donc été te chercher ?

— Oui, lui répondis-je.