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BUG-JARGAL.

Alas ! exelentishno señor, repartit l’autre, mir’usted mi ojo[1] !

— Fatras[2], répliqua l’obi avec humeur, j’ai bien besoin de voir ton œil ! — Ta main, te dis-je !

Le malheureux livra sa main, en murmurant toujours : mi ojo !

— Bon ! dit le sorcier. — Si l’on trouve sur la ligne de vie un point entouré d’un petit cercle, on sera borgne, parce que cette figure annonce la perte d’un œil. C’est cela, voici le point et le petit cercle, tu seras borgne.

Y a le soy[3], répondit le fatras en gémissant pitoyablement.

Mais l’obi, qui n’était plus chirurgien, l’avait repoussé rudement, et poursuivait sans se soucier de la plainte du pauvre borgne :

« — Escuchate, hombres ! — Si les sept lignes du front sont petites, tortueuses, faiblement marquées, elles annoncent un homme dont la vie sera courte.

« Celui qui aura entre les deux sourcils sur la ligne de la lune la figure de deux flèches croisées mourra dans une bataille.

« Si la ligne de vie qui traverse la main présente une croix à son extrémité près de la jointure, elle présage qu’on paraîtra sur l’échafaud… »

— Et ici, reprit l’obi, je dois vous le dire, hermanos, l’un des plus braves appuis de l’indépendance, Boukmann, porte ces trois signes funestes.

À ces mots tous les nègres tendirent la tête, retinrent leur haleine ; leurs yeux immobiles, attachés sur le jongleur, exprimaient cette sorte d’attention qui ressemble à la stupeur.

— Seulement, ajouta l’obi, je ne puis accorder ce double signe qui menace à la fois Boukmann d’une bataille et d’un échafaud. Pourtant mon art est infaillible.

Il s’arrêta, et échangea un regard avec Biassou. Biassou dit quelques mots à l’oreille d’un de ses aides de camp, qui sortit sur-le-champ de la grotte.

« — Une bouche béante et fanée, reprit l’obi, se retournant vers son auditoire avec son accent malicieux et goguenard, une attitude insipide, les bras pendants, et la main gauche tournée en dehors sans qu’on en devine le motif, annoncent la stupidité naturelle, la nullité, le vide, une curiosité hébétée. »

Biassou ricanait. — En cet instant l’aide de camp revint ; il amenait un nègre couvert de fange et de poussière, dont les pieds, déchirés par les ronces et les cailloux, prouvaient qu’il avait fait une longue course. C’était le messager annoncé par Rigaud. Il tenait d’une main un paquet cacheté, de l’autre un parchemin déployé qui portait un sceau dont l’empreinte figurait

  1. Hélas ! très excellent seigneur, regardez mon œil.
  2. Nom sous lequel on désignait un vieux nègre hors de service.
  3. Je le suis déjà.