Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/465

Cette page a été validée par deux contributeurs.
449
BUG-JARGAL.

irons dans le ciel, où les saints nous attendent, dans le paradis, où chaque brave recevra une double mesure d’aguardiente[1] et une piastre-gourde par jour !

Cette sorte de sermon soldatesque, qui ne vous semble que ridicule, messieurs, produisit sur les rebelles un effet prodigieux. Il est vrai que la pantomime extraordinaire de Biassou, l’accent inspiré de sa voix, le ricanement étrange qui entrecoupait ses paroles, donnaient à sa harangue je ne sais quelle puissance de prestige et de fascination. L’art avec lequel il entremêlait sa déclamation de détails faits pour flatter la passion ou l’intérêt des révoltés ajoutait un degré de force à cette éloquence, appropriée à cet auditoire.

Je n’essaierai donc pas de vous décrire quel sombre enthousiasme se manifesta dans l’armée insurgée après l’allocution de Biassou. Ce fut un concert discordant de cris, de plaintes, de hurlements. Les uns se frappaient la poitrine, les autres heurtaient leurs massues et leurs sabres. Plusieurs, à genoux ou prosternés, conservaient l’attitude d’une immobile extase. Des négresses se déchiraient les seins et les bras avec les arêtes de poissons dont elles se servent en guise de peigne pour démêler leurs cheveux. Les guitares, les tamtams, les tambours, les balafos, mêlaient leurs bruits aux décharges de mousqueterie. C’était quelque chose d’un sabbat.

Biassou fit un signe de la main ; le tumulte cessa comme par un prodige ; chaque nègre reprit son rang en silence. Cette discipline, à laquelle Biassou avait plié ses égaux par le simple ascendant de la pensée et de la volonté, me frappa, pour ainsi dire, d’admiration. Tous les soldats de cette armée de rebelles paraissaient parler et se mouvoir sous la main du chef, comme les touches du clavecin sous les doigts du musicien.

  1. Eau-de-vie.