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BUG-JARGAL.

Une réclamation universelle éclatait dans l’auditoire, ennuyé de cette discussion oiseuse.

— Messieurs nos députés, criait un entrepreneur de cultures, pendant que vous vous occupez de ces balivernes, que deviennent mes cotonniers et ma cochenille ?

— Et mes quatre cent mille plants d’indigo au Limbé ! ajoutait un planteur.

— Et mes nègres, payés trente dollars par tête l’un dans l’autre ! disait un capitaine de négriers.

— Chaque minute que vous perdez, poursuivait un autre colon, me coûte, montre et tarif en main, dix quintaux de sucre, ce qui, à dix-sept piastres fortes le quintal, fait cent soixante-dix piastres, ou neuf cent trente livres dix sous, monnaie de France !

— La coloniale, que vous appelez générale, usurpe ! reprenait l’autre disputent, dominant le tumulte à force de voix ; qu’elle reste au Port-au-Prince à fabriquer des décrets pour deux lieues de terrain et deux jours de durée, mais qu’elle nous laisse tranquilles ici. Le Cap appartient au congrès provincial du nord, à lui seul !

— Je prétends, reprenait l’indépendant, que son excellence monsieur le gouverneur n’a pas droit de convoquer une autre assemblée que l’assemblée générale des représentants de la colonie, présidée par M. de Cadusch !

— Mais où est-il, votre président M. de Cadusch ? demanda le pompon blanc ; où est votre assemblée ? il n’y en a pas encore quatre membres d’arrivés, tandis que la provinciale est toute ici. Est-ce que vous voudriez par hasard représenter à vous seul toute une assemblée, toute une colonie ? Cette rivalité des deux députés, fidèles échos de leurs assemblées respectives, exigea encore une fois l’intervention du gouverneur.

— Messieurs, où voulez-vous donc enfin en venir avec vos éternelles assemblées provinciale, générale, coloniale, nationale ? Aiderez-vous aux décisions de cette assemblée en lui en faisant invoquer trois ou quatre autres ?

— Morbleu ! criait d’une voix de tonnerre le général de Rouvray en frappant violemment sur la table du conseil, quels maudits bavards ! j’aimerais mieux lutter de poumons avec une pièce de vingt-quatre. Que nous font ces deux assemblées, qui se disputent le pas comme deux compagnies de grenadiers qui vont monter à l’assaut ! Eh bien ! convoquez-les toutes deux, monsieur le gouverneur, j’en ferai deux régiments pour marcher contre les noirs ; et nous verrons si leurs fusils feront autant de bruit que leurs langues.

Après cette vigoureuse sortie, il se pencha vers son voisin (c’était moi), et dit à demi-voix : — Que voulez-vous que fasse entre les deux assemblées