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— Si ce jugement est infamant pour quelqu’un, comte d’Ahlefeld, ce n’est pas pour moi.

Le vieillard s’était levé à demi en prononçant ces paroles avec force. Le président étendit la main vers lui.

— Asseyez-vous. N’insultez pas, devant un tribunal, et aux juges qui vous ont condamné, et au roi qui vous a donné ces juges. Rappelez-vous que sa majesté a daigné vous accorder la vie, et bornez-vous ici à vous défendre.

Schumacker ne répondit qu’en haussant les épaules.

— Avez-vous, demanda le président, quelques aveux à faire au tribunal touchant le crime capital dont vous êtes accusé ?

Voyant que Schumacker gardait le silence, le président répéta sa question.

— Est-ce que c’est à moi que vous parlez ? dit l’ex-grand-chancelier. Je croyais, noble comte d’Ahlefeld, que vous vous parliez à vous-même. De quel crime m’entretenez-vous ? Est-ce que j’ai jamais donné le baiser d’Iscariote à un ami ? Ai-je emprisonné, condamné, déshonoré un bienfaiteur ? dépouillé celui à qui je devais tout ? J’ignore, en vérité, seigneur chancelier actuel, pourquoi l’on m’amène ici. C’est sans doute pour juger de votre habileté à faire tomber des têtes innocentes. Je ne serai point fâché en effet de voir si vous saurez aussi bien me perdre que vous perdez le royaume, et s’il vous suffira d’une virgule pour causer ma mort, comme il vous a suffi d’une lettre de l’alphabet pour provoquer la guerre avec la Suède[1].

À peine achevait-il cette raillerie amère, que l’homme placé devant la table à gauche du tribunal se leva.

— Seigneur président, dit-il, après s’être incliné profondément, seigneurs juges, je demande que la parole soit interdite à Jean Schumacker, s’il continue d’injurier ainsi sa grâce le président de ce respectable tribunal.

La voix calme de l’évêque s’éleva :

— Seigneur secrétaire intime, on ne peut interdire la parole à un accusé.

— Vous avez raison, révérend évêque, s’écria le président avec précipitation. Notre intention est de laisser le plus de liberté possible à la défense. — J’engage seulement l’accusé à modérer son langage, s’il comprend ses véritables intérêts.

  1. Il y avait eu en effet de très graves différends entre le Danemark et la Suède, parce que le comte d’Ahlefeld avait exigé, dans une négociation, qu’un traité entre les deux états donnât au roi de Danemark le titre de rex Gothorum, ce qui semblait attribuer au monarque danois la souveraineté de la Gothie, province suédoise ; tandis que les Suédois ne voulaient lui accorder que la qualité de rex Gotorum, dénomination vague qui équivalait à l’ancien titre des souverains danois, roi des Gots.
    xxC’est à cette h, cause, non d’une guerre, mais de longues et menaçantes négociations, que Schumacker faisait sans doute allusion.