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ce rebelle, qu’il avait, lui, fils du vice-roi de Norvège, élève du général Levin, compromis son avenir, exposé sa vie ! c’était pour lui qu’il avait cherché et combattu ce brigand islandais avec lequel Schumacker paraissait être d’intelligence, puisqu’il le plaçait à la tête de ces bandits ! Qui sait même si cette cassette, pour laquelle lui, Ordener, avait été sur le point de donner son sang, ne contenait pas quelques-uns des indignes secrets de cette trame odieuse ? Ou plutôt le vindicatif prisonnier de Munckholm ne s’était-il pas joué de lui ? Peut-être il avait découvert son nom ; peut-être, et combien cette pensée fut douloureuse pour le magnanime jeune homme ! n’avait-il désiré, en le poussant à ce fatal voyage, que la perte du fils d’un ennemi ?

Hélas ! lorsqu’on a longtemps porté le nom d’un malheureux en vénération et en amour, quand, dans le secret de sa pensée, on a juré à son infortune un attachement inviolable, c’est un moment bien amer que celui où l’on reçoit son salaire d’ingratitude, où l’on sent que l’on est désenchanté de la générosité, et qu’il faut renoncer à ce bonheur si pur et si doux du dévouement. On a vieilli en un instant de la plus triste des vieillesses, on est devenu vieux d’expérience, et l’on a perdu la plus belle des illusions de la vie, qui n’a de beau que les illusions.

Telles étaient les désolantes pensées qui se pressaient confusément dans l’âme d’Ordener. Le noble jeune homme eût voulu mourir dans ce fatal moment ; il lui semblait que toute la félicité de sa vie lui échappait. Il y avait bien dans les assertions de celui qui parlait comme envoyé de Griffenfeld des choses qui lui paraissaient mensongères ou douteuses ; mais comme elles n’étaient destinées qu’à abuser de malheureux campagnards, Schumacker n’en était que plus coupable à ses yeux ; et ce Schumacker était le père de son Éthel !

Ces réflexions agitèrent d’autant plus violemment son cœur qu’elles s’y précipitèrent toutes à la fois. Il chancela sur les barreaux qui le soutenaient, et continua d’écouter ; car on attend parfois avec une impatience inexplicable et une affreuse avidité les malheurs que l’on redoute le plus.

— Oui, poursuivit la voix de l’envoyé, vous êtes commandés par le formidable Han d’Islande. Qui osera vous combattre ? Votre cause est celle de vos femmes, de vos enfants indignement dépouillés de votre héritage ; d’un noble infortuné, depuis vingt ans plongé injustement dans une infâme prison. Allons, Schumacker et la liberté vous attendent. Guerre aux tyrans !

— Guerre ! répétèrent mille voix ; et l’on entendit dans les détours du souterrain un long bruit d’armes se mêler aux sons rauques de la trompe des montagnes.

— Arrêtez ! cria Ordener. — Il avait descendu précipitamment le reste