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XXX

Pierre le bon enfant aux dés a tout perdu[1].
Régnier



Le régiment des arquebusiers de Munckholm est en marche à travers les défilés qui se trouvent entre Drontheim et Skongen. Tantôt il côtoie un torrent, et l’on voit la file des bayonnettes ramper dans les ravines comme un long serpent dont les écailles brillent au jour ; tantôt il tourne en spirale à l’entour d’une montagne, qui ressemble alors à ces colonnes triomphales autour desquelles montent des bataillons de bronze.

Les soldats marchent, les armes basses et les manteaux déployés, d’un air d’humeur et d’ennui, parce que ces nobles hommes n’aiment que le combat ou le repos. Les grosses railleries, les vieux sarcasmes qui faisaient hier leurs délices ne les égayent pas aujourd’hui ; l’air est froid, le ciel est brumeux. Il faut au moins, pour qu’un rire passager s’élève dans les rangs, qu’une cantinière se laisse tomber maladroitement du haut de son petit cheval barbe, ou qu’une marmite de fer-blanc roule de rocher en rocher jusqu’au fond d’un précipice.

C’est pour se distraire un moment de l’ennui de cette route que le lieutenant Randmer, jeune baron danois, aborda le vieux capitaine Lory, soldat de fortune. Le capitaine marchait, sombre et silencieux, d’un pas pesant, mais assuré ; le lieutenant, leste et léger, faisait siffler une baguette qu’il avait arrachée aux broussailles dont le chemin était bordé.

— Eh bien, capitaine, qu’avez-vous donc ? vous êtes triste.

— C’est qu’apparemment j’en ai sujet, répondit le vieil officier sans lever la tête.

— Allons, allons, point de chagrin ; regardez-moi, suis-je triste ? et pourtant je gage que j’en aurais au moins autant sujet que vous.

— J’en doute, baron Randmer ; j’ai perdu mon seul bien, j’ai perdu toute ma richesse.

— Capitaine Lory, notre infortune est précisément la même. Il n’y a pas quinze jours que le lieutenant Alberick m’a gagné d’un coup de dé mon

  1. L’édition originale contient, au lieu de la citation de Régnier, l’épigraphe suivante :
    C’est que… voyez-vous, mon capitaine, depuis que ce pauvre Rask, votre beau chien, s’est perdu, je me suis bien aperçu, avec votre permission, monsieur, qu’il vous manquait quelque chose.
    Les Contes sous la tente, Bug-Jargal.