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— Veille sur nous, saint Hospice ! dit Spiagudry, qui, dans toutes les occasions périlleuses, se souvenait de son patron favori.

— Vous aurez pris, ajouta Ordener, l’ombre mouvante d’une chouette effrayée pour un homme.

— J’ai pourtant bien cru voir un petit homme ; il est vrai que le clair de lune produit souvent des illusions singulières. C’est à cette lumière que Baldan, sire de Merneugh, prit le rideau blanc de son lit pour l’ombre de sa mère ; ce qui le décida à aller, le lendemain, déclarer son parricide aux juges de Christiania, qui allaient condamner le page innocent de la défunte. Ainsi, l’on peut dire que le clair de lune a sauvé la vie à ce page.

Personne n’oubliait mieux que Spiagudry le présent dans le passé. Un souvenir de sa vaste mémoire suffisait pour bannir toutes les impressions du moment. Aussi l’histoire de Baldan dissipa-t-elle sa frayeur. Il reprit d’une voix tranquille :

— Il est possible que le clair de lune m’ait trompé de même.

Cependant ils atteignaient le sommet du Cou-de-Vautour, et commençaient à revoir le faîte des ruines, que la courbure du rocher leur avait cachées pendant qu’ils montaient.

Que le lecteur ne s’étonne pas si nous rencontrons souvent des ruines à la cime des monts de Norvège. Quiconque a parcouru des montagnes en Europe n’aura pas manqué de remarquer fréquemment des restes de forts et de châteaux, suspendus à la crête des pics les plus élevés, comme d’anciens nids de vautours ou des aires d’aigles morts. En Norvège surtout, au siècle où nous nous sommes transportés, ces sortes de constructions aériennes étonnaient autant par leur variété que par leur nombre. C’étaient tantôt de longues murailles démantelées, se roulant en ceinture autour d’un roc ; tantôt des tourelles grêles et aiguës surmontant la pointe d’un pic, comme une couronne ; ou, sur la tête blanche d’une haute montagne, de grosses tours groupées autour d’un grand donjon, et présentant de loin l’aspect d’une vieille tiare. On voyait près des frêles arcades ogives d’un cloître gothique, les lourds piliers égyptiens d’une église saxonne ; près de la citadelle à tours carrées d’un chef payen, la forteresse à créneaux d’un sire chrétien ; près d’un château-fort ruiné par le temps, un monastère détruit par la guerre. Tous ces édifices, mélange d’architectures singulières et presque ignorées aujourd’hui, construits hardiment sur des lieux en apparence inaccessibles, n’y avaient plus laissé que des débris, pour rendre en quelque sorte à la fois témoignage de la puissance et du néant de l’homme. Peut-être s’était-il passé dans leur enceinte bien des choses plus dignes d’être racontées que tout ce qu’on raconte à la terre ; mais les événements s’écoulent, les yeux qui les ont vus se ferment ; les traditions s’éteignent avec les ans, comme un feu