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XVIII

Sur un grand bouclier ces chefs impitoyables
Épouvantent l’enfer de serments effroyables ;
Et près d’un taureau noir qu’ils viennent d’égorger,
Tous, la main dans le sang, jurent de se venger.

Les Sept Chefs devant Thèbes.



Les rivages de Norvège abondent en baies étroites, en criques, en récifs, en lagunes, en petits caps tellement multipliés qu’ils fatiguent la mémoire du voyageur et la patience du topographe. Autrefois, à en croire les discours populaires, chaque isthme avait son démon qui le hantait, chaque anse sa fée qui l’habitait, chaque promontoire son saint qui le protégeait ; car la superstition mêle toutes les croyances pour se faire des terreurs. Sur la grève de Kelvel, à quelques milles au nord de la grotte de Walderhog, un seul endroit, disait-on, était libre de toute juridiction des esprits infernaux, intermédiaires ou célestes. C’était la clairière riveraine dominée par le rocher sur le sommet duquel on apercevait encore quelques vieilles ruines du manoir de Ralph ou Radulphe le Géant. Cette petite prairie sauvage, bordée au couchant par la mer, et étroitement encaissée dans des roches couvertes de bruyères, devait un tel privilège au nom seul de cet ancien sire norvégien, son premier possesseur. Car quelle fée, quel diable, ou quel ange eût osé se faire l’hôte ou le patron du domaine autrefois occupé et protégé par Ralph le Géant ?

Il est vrai que le nom seul du formidable Ralph suffisait pour imprimer un caractère effrayant à ces lieux déjà si sauvages. Mais, à tout prendre, un souvenir n’est pas si redoutable qu’un esprit ; et jamais un pêcheur, attardé par le gros temps, en amarrant sa barque dans la crique de Ralph, n’avait vu le follet rire et danser, parmi des âmes, sur le haut d’un rocher, ni la fée parcourir les bruyères dans son char de phosphore traîné par des vers luisants, ni le saint remonter vers la lune après sa prière.

Si pourtant, la nuit qui suivit le grand orage, les houles de la mer et la violence du vent eussent permis à quelque marinier égaré d’aborder dans cette baie hospitalière, peut-être eût-il été frappé d’une superstitieuse épouvante en contemplant les trois hommes qui, cette nuit-là, s’étaient assis autour d’un grand feu, allumé au milieu de la clairière. Deux d’entre eux étaient couverts de grands chapeaux de feutre et des larges pantalons des