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vie la veuve Stadt. Au bout de neuf mois de solitude et de deuil, elle mit au monde un fils, et, le jour même, le village de Golyn fut écrasé par la chute du rocher pendant qui le dominait.

La naissance de ce fils ne dissipa point la douleur sombre de sa mère. Gill Stadt n’annonçait en rien qu’il dût ressembler à Caroll. Son enfance farouche semblait promettre une vie plus farouche encore. Quelquefois un petit homme sauvage — dans lequel des montagnards qui l’avaient vu de loin affirmaient reconnaître le fameux Han d’Islande — venait dans la cabane déserte de la veuve de Caroll, et ceux qui passaient alors près de là en entendaient sortir des plaintes de femme et des rugissements de tigre. L’homme emmenait le jeune Gill, et des mois s’écoulaient ; puis il le rendait à sa mère, plus sombre et plus effrayant encore.

La veuve Stadt avait pour cet enfant un mélange d’horreur et de tendresse. Quelquefois elle le serrait dans ses bras de mère, comme le seul lien qui l’attachât encore à la vie ; d’autres fois elle le repoussait avec épouvante en appelant Caroll, son cher Caroll. Nul être au monde ne savait ce qui bouleversait son cœur.

Gill avait passé sa vingt-troisième année ; il vit Guth Stersen, et l’aima avec fureur. Guth Stersen était riche, et il était pauvre. Alors, il partit pour Rœraas afin de se faire mineur et de gagner de l’or. Depuis lors sa mère n’en avait plus entendu parler.

Une nuit, assise devant le rouet qui la nourrissait, elle veillait, avec sa lampe à demi éteinte, dans sa cabane, sous ces murs vieillis comme elle dans la solitude et le deuil, muets témoins de la mystérieuse nuit de ses noces. Inquiète, elle pensait à son fils, dont la présence, si vivement désirée, allait lui rappeler, et peut-être lui apporter bien des douleurs. Cette pauvre mère aimait son fils, tout ingrat qu’il était. Et comment ne l’aurait-elle pas aimé ? elle avait tant souffert pour lui !

Elle se leva, alla prendre au fond d’une vieille armoire un crucifix rouillé dans la poussière. Un moment elle le considéra d’un œil suppliant ; puis tout à coup, le repoussant avec effroi : — Prier ! cria-t-elle ; est-ce que je puis prier ? Tu n’as plus à prier que l’enfer, malheureuse ! c’est à l’enfer que tu appartiens.

Elle retombait dans sa sombre rêverie, lorsqu’on frappa à la porte.

C’était un événement rare chez la veuve Stadt ; car, depuis longues années, grâce à ce que sa vie offrait d’extraordinaire, tout le village de Thoctree la croyait en commerce avec les esprits infernaux. Aussi nul n’approchait de sa cabane. Étranges superstitions de ce siècle et de ce pays d’ignorance ! elle devait au malheur la même réputation de sorcellerie que le concierge du Spladgest devait à la science !