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encore. Il était parvenu, en changeant de nom, dans la maison du nouveau chancelier, comte d’Ahlefeld. À Copenhague, ma présence importuna le misérable. Mon frère me méprise, parce que ce sera peut-être moi qui le pendrai un jour.

Ici le disert narrateur s’interrompit pour donner passage à sa gaieté, puis il continua :

— Vous voyez, chers hôtes, que j’ai pris mon parti. Ma foi, au diable l’ambition ! j’exerce ici honnêtement mon métier ; je vends mes cadavres, ou Bechlie en fait des squelettes, que m’achète le cabinet d’anatomie de Bergen. Je ris de tout, même de cette pauvre femelle qui a été bohémienne et que la solitude rend folle. Mes trois héritiers grandissent dans la crainte du diable et de la potence. Mon nom est l’épouvantail des petits enfants du Drontheimhus. Les syndics me fournissent une charrette et des habits rouges. La Tour-Maudite me garantit de la pluie comme ferait le palais de l’évêque. Les vieux prêtres que l’orage pousse chez moi me prêchent, les savants me flagornent. En somme, je suis aussi heureux qu’un autre, je bois, je mange, je pends, et je dors.

Le bourreau n’avait pas mené à fin ce long discours sans l’entremêler de bière et de bruyantes explosions de rire.

— Il tue, et il dort ! murmura le ministre ; l’infortuné !

— Que ce misérable est heureux ! s’écria l’ermite.

— Oui, frère ermite, dit le bourreau, misérable comme vous, mais certes plus heureux. Tenez, le métier serait bon si l’on ne semblait prendre plaisir à en ruiner les bénéfices. Croiriez-vous que je ne sais quelles fameuses noces ont fourni à l’aumônier nouvellement nommé de Drontheim l’occasion de demander la grâce de douze condamnés qui m’appartiennent ?

— Qui vous appartiennent ! s’écria le ministre.

— Oui, sans doute, père. Sept d’entre eux devaient être fouettés, deux marqués sur la joue gauche, et trois pendus, ce qui fait en somme douze. — Oui, douze écus et trente ascalins, que je perds si la grâce est accordée. Comment trouvez-vous, sires étrangers, cet aumônier qui dispose ainsi de mon bien ? Ce maudit prêtre s’appelle Athanase Munder. Oh ! si je le tenais !

Le ministre se leva, et dit d’une voix égale et d’un air tranquille :

— Mon fils, c’est moi qui suis Athanase Munder.

À ce nom la colère s’alluma dans tous les traits d’Orugix, il s’élança brusquement de son siège. Puis son regard irrité rencontra le regard calme et bienveillant de l’aumônier, et il vint se rasseoir lentement, muet et confus.