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l’être tous les problèmes sociaux, avec une suprême justice, avec une inépuisable douceur. On ne peut imaginer rien de plus grand, rien de plus éloquent que ces vers magnifiques où le Maître, planant dans l’absolu au-dessus des tristesses et des imperfections de l’heure présente, voyant comme un prophète l’aurore du progrès qui se lève, nous montre, dans le ciel étoile, cette grande chose dont il a le cœur plein et qui est le premier et le dernier mot de l’évangile démocratique : Fraternité.

Le National.

Théodore DE BANVILLE.

À ce mot fameux : «Les Français n’ont pas la tête épique», Victor Hugo donne tous les jours le démenti le plus audacieux et le plus décisif. On pourrait dire aujourd’hui en rajeunissant le mot d’Ovide : «Tout ce qu’il tente d’écrire est épopée.» Le Pindare est devenu un Homère et sa lyre pleine de caresses et d’ouragans célèbre harmonieusement les exploits des Achilles. Mais ceux-ci ne sont plus les Achilles de l’ancien jeu, bouchers sacrificateurs et tueurs d’hommes, recueillant le sang de la victime dans un vase fumant ; ils vont proclamant l’éternelle justice, l’éternelle pitié et, pour arme, ils ont cette devise : «Aimez-vous les uns les autres.» La guerrière Jeanne d’Arc avait revêtu la chemise de mailles et le corset de fer à cause de la grande pitié que c’était au royaume de France ; le pape de Victor Hugo est parti, a quitté Rome vêtu de bure et tenant en main la croix de bois, à cause de la grande pitié que c’est au royaume du Christ. La bergère de Domrémy-Vaucou couleurs n’avait à combattre que Talbot, Suffolk et Bedford ; le pasteur d’hommes qui a quitté Rome en secouant la poussière de ses sandales veut exterminer ces monstres, la guerre, l’échafaud, l’ignorance et toutes les hydres qui grouillent dans la sombre nuit.

Ce souverain extraordinaire ne veut pas qu’on verse le sang ni qu’on fasse le mal ; aussi cause-t-il de grands troubles jusque dans le synode d’Orient. On est en train d’y bénir les cieux lorsque l’évêque d’Occident entre et dit qu’il vaut mieux bénir l’enfer, c’est-à-dire la misère. Dans le grenier nu, glacé par le froid de l’hiver, entouré de ses enfants hâves, le pauvre s’écrie d’une voix défaillante : «Je ne crois pas en Dieu» ; le pape errant et mendiant entre, donne la moitié de son pain au pauvre, l’autre moitié aux enfants qu’il bénit, vide sa bourse sur le grabat, donne de quoi vêtir les enfants, la mère et ce père exténué qu’a si bien représenté Proudhon dans sa Pauvre Famille. Et quand le pape dit enfin : «Parlons de Dieu», — «J’y crois», s'écrie le misérable qui a senti la lumière embraser sa bouche tendrement baisée par la Charité.

Mais quel est ce pape étrange, qui continue si mal la tradition d’Alexandre III et qui peut-être se fût trouvé dépaysé dans les chasses à courre de César Borgia, voltigeant sur son cheval, tuant des condamnés à coups de flèches, ou à ces noces de la belle Lucrèce où cinquante courtisanes nues dansaient et ramassaient des châtaignes entre les candélabres déposés à terre. Pour dire vrai, il a été élu non par un concile régulièrement assemblé, mais par le pur et simple caprice de Victor Hugo.

On devine ce que peut faire, lâché à travers les maîtres, les rois, les bourreaux, un Myriel à l’âme d’apôtre, qui préfère à Rome Jérusalem, où il sent palpiter près de lui le grand coeur de Jésus-Christ, et on tremble à l’idée de ce qui lui arrivera le jour où les académiciens de la foi lui mettront la main dessus. Par bonheur, Torquemada ne l’attrapera jamais et ne pourra jamais faire taire sa voix véridique. Myriel vit et parle dans une épopée de Victor Hugo, dans un livre que rien ne détruira et que les flammes lécheraient et baiseraient si on leur disait de le brûler. Et à jamais, jusqu’à la fin des âges, le pape Bienvenu s’attendrira sur la nourrice sacrée et l’enfant ingénu, haïra la vérité vengeresse qui verse le sang et, appelant autour de lui les misères, les lèpres, la douleur, l’esprit troublé, le cœur saignant, les détresses, ceux qu’on dédaigne, ceux qu’on maudit, continuera à dire, rayonnant et extasié : «Je thésaurise.» Ce magnifique poème, le Pape, a éclaté dans notre sombre réel, comme éclate au front de la nuit la rose et fulgurante clarté de l’aurore.

Le Correspondant.

Victor FOURNEL.

(10 mai 1878.)

Quelques jours après le drame de M. Renan (Caliban), le plus illustre des académiciens.