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UN ÉCHAFAUD.

Quand il veut, au moment indiqué par lui seul ;
Vivants, c’est à la mort que tombe le linceul ;
Nous sommes jusque-là des inconnus ; Dieu laisse
Aux âmes un instant pour rêver, la vieillesse,
Le droit à la fatigue et le droit au remords ;
Malheur si nous faisons soudainement des morts !
Que l’obscur Dieu, toujours clément, toujours propice,
Étant le fond du gouffre, ouvre le précipice,
Il le peut, c’est en lui qu’on tombe, et, quel que soit
Le rejeté, c’est Dieu pensif qui le reçoit ;
Mais, vivants, votre loi, qu’est-elle et que peut-elle ?
Sur nous la forme humaine, en nous l’âme immortelle ;
Nous sommes des noirceurs sous le ciel étoile.
Je m’ignore, je suis pour moi-même voilé,
Dieu seul sait qui je suis et comment je me nomme.
L’arrachement du masque est-il permis à l’homme ?
De quel droit faites-vous cette surprise à Dieu ?
Quoi ! vous mettez la fin de la vie au milieu !
Vous ouvrez et fermez la fatale fenêtre !
À tâtons ! Apprenez ceci : mourir c’est naître
Ailleurs. Quel noir travail, ô pâles travailleurs !
Comprenez-vous ce mot épouvantable, ailleurs ?
Frémissez. Savez-vous le possible d’une âme ?
(Montrant le condamné.)
Cet homme a fait le mal pour nourrir une femme
Et des enfants sans pain ; mais vous, avez-vous faim ?
Vous le tuez. Pourquoi ? Trouvez-vous bon qu’enfin
Le crime et la justice aient la même figure ?
Ô mort, sauvage oiseau, qui sait ton envergure ?
Tes ailes couvriraient l’horizon de la mer.
La blanche touche au ciel et la noire à l’enfer.
Que savons-nous ? Hélas ! le prêtre craint la bible.
Notre âme glisse au bord sinistre du possible.
La conscience humaine habite un cabanon.
Ce que vous faites là, le comprenez-vous ? Non.
Avez-vous jamais vu quelqu’un tomber dans l’ombre ?