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COLÈRE DE LA BÊTE.

Vous refroidissez l’âme en ses tristes exils.
Dieu nous fit humbles, soit ; vous, vous nous faites vils ;
Poussière qu’on était, hélas : on devient boue.
L’homme par calcul chante ou pleure, blâme, loue,
Divinise, diffame, exagère, amoindrit.
Oui, la chauve-souris du doute en mon esprit
Ouvre hideusement sa livide membrane ;
Je sens en flots de nuit bouillonner sous mon crâne
L’encre qui dans les yeux goutte à goutte tomba.
Ce monde est un brelan. Le droit, le devoir, bah !
Laissez-moi donc tranquille avec tous ces mots vides !
Les hommes ont leur carte à jouer. Fous, avides,
Plutôt mauvais que bons, orageux, ténébreux,
Ils ont la haine au cœur et se mangent entre eux,
Tout en braillant : Honneur, fraternité, patrie !
Les principes sont là pour faire galerie ;
Et l’équité, le droit, la vertu, le devoir,
— S’ils existent pourtant, ce qu’il faudrait savoir, —
La probité, l’honneur, — ou ce qu’ainsi l’on nomme, —
Disent là-haut, raillant le pauvre effort de l’homme :
— Bien joué. Mal joué. Bravo, Machiavel !
Ah ! crétin de Bayard ! Malpole, very well ! —

Ô genre humain, un rien t’enfle, et te rapetisse.
Ah ! oui, pardieu ! vertu, morale, honneur, justice !
Qu’un grand forfait triomphe, on lui baise l’orteil.
Ta conscience bâille et tombe de sommeil,
La lueur du vrai tremble en sa terne prunelle,
Je te plains si tu n’as que cette sentinelle.
L’homme est guidé du faux au vrai, du blanc au noir,
Par le mot intérêt qu’il prononce devoir.
Toute action humaine est signée : Égoïste.

Je me résume, ô Kant, l’homme est triste. Il n’existe
Qu’un mérite ici-bas, c’est d’être riche ; il n’est
Qu’un esprit, et qui rend charmant le plus benêt,
C’est d’être riche ; il n’est, et ce siècle l’affiche,