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L’ÂNE.

Mais, dès que tu le peux, tu jettes tes échasses,
Tu descends plus gaîment que tu n’étais monté,
Et tu dis en soupant entre garçons : — Bonté,
C’est duperie ; amour, combien dure l’ivresse ?
Chasteté, j’aime mieux Margoton que Lucrèce ;
Dévouement, c’est niais, synonyme de grand ;
Vérité, c’est le pied trop court de Talleyrand ;
Justice, instinct sacré vers qui l’âme s’élance,
C’est une grande femme avec une balance
Sculptée en marbre blanc par monsieur Cartellier ;
Guerre, c’est la charrue avec un timbalier ;
Rien n’est bon pour le blé comme un grand capitaine ;
Un Wagram, un Rocroy, tombant sur une plaine,
Vaut le meilleur fumier ; la gloire est un engrais. —

Tu railles ce vaincu qu’on nomme le Progrès
Quand tu le vois lié par les hommes de proie ;
Et ce serait ta fête, et ce serait ta joie
Si tu pouvais, du fond de tes bouges obscurs,
Noircissant le ciel même et tous les rayons purs,
Toutes les vérités, toutes les certitudes,
Barbouiller la lumière avec tes turpitudes,
Et charbonner la face auguste du soleil.

Le flot tumultueux et souple est ton pareil ;
Il te prend par moments, comme un vent court sur l’herbe,
Des frissons, des élans de colère superbe,
De liberté, d’essor vers le jour, vers le bleu,
Vers le vrai, vers le beau, vers l’avenir, vers Dieu ;
Et tu passes ta vie ensuite à t’en dédire.

Rien est ton point d’appui, nihil ton point de mire ;
Ta science est un bloc informe de gravats ;
Conclusion : tu n’es qu’un drôle ; et je m’en vas.

Hommes, vous rendriez sceptique même un âne !
Vous descendez sur nous en neige, et non en manne ;