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COLÈRE DE LA BÊTE.

Un homme pour verser ces pleurs de crocodile ;
Ce sera Cantemir, si ce n’est Chalcondyle,
Si ce n’est Karamsin, ce sera Bossuet.

Je voudrais l’âne sourd ou bien l’homme muet.

Ô mon vieux Kant, la phrase est une grande fourbe,
On croit qu’elle se dresse alors qu’elle se courbe
Tant la coquine met de pompe à s’aplatir.
Certes, le menu peuple est un saignant martyr ;
Certe, un champ de carnage est affreux ; Tyr en cendre
Pour le plaisir d’un fou qui s’appelle Alexandre,
C’est dur ; Rosbach, Fornoue et Pultawa fumants,
Et ces égorgements et ces éventrements,
C’est hideux ; ces canons dont les fauves gueulées
Font accourir le soir les vautours par volées,
C’est noir ; triste est la lutte et triste est le butin ;
La bataille, ce jeu de bagues du destin,
Dont la roue oscillante a des hasards sans nombre,
Où le vainqueur, tournant sur son destrier sombre,
Rit et remporte au bout de sa lance un zéro,
C’est atroce et niais ; Mars est un vieux bourreau ;
Si devant tous les morts qui, sur toute la terre,
Dans la plaine difforme et pâle de la guerre
Sont tombés, glaive au poing, depuis quatre mille ans,
Si devant ces monceaux de squelettes sanglants
Le sépulcre fait défiler un cortège,
Où le brigand serait à côté du stratège,
Ô Kant, les os blanchis dans ces champs de malheur
Trouveraient le héros ressemblant au voleur,
Et les fémurs brisés, les tibias, les crânes,
Ne distingueraient point César de Schinderhannes ;
Certes, les bons humains, quoique chargés de fers,
S’ils consultaient leurs cœurs ou simplement leurs nerfs,
Jetteraient les sabreurs bien vite à bas du trône,
Bellone recevrait une cartouche jaune,
Et l’on vivrait en paix dans les pauvres hameaux ;