Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome I.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’ignorance, Boileau a pu faillir aussi par excès de science ; et que si, lorsqu’on étudie les écrits de ce dernier, on doit suivre religieusement les règles imposées au langage par le critique[1], il faut en même temps se garder scrupuleusement d’adopter les fausses couleurs employées quelquefois par le poëte.

Et remarquons, en passant, que, si la littérature du grand siècle de Louis le Grand eût invoqué le christianisme au lieu d’adorer les dieux païens, si ses poëtes eussent été ce qu’étaient ceux des temps primitifs, des prêtres chantant les grandes choses de leur religion et de leur patrie, le triomphe des doctrines sophistiques du dernier siècle eût été beaucoup plus difficile, peut-être même impossible. Aux premières attaques des novateurs, la religion et la morale se fussent réfugiées dans le sanctuaire des lettres, sous la garde de tant de grands hommes. Le goût national, accoutumé à ne point séparer les idées de religion et de poésie, eût répudié tout essai de poésie irréligieuse, et flétri cette monstruosité non moins comme un sacrilège littéraire que comme un sacrilège social. Qui peut

  1. Insistons sur ce point afin d’ôter tout prétexte aux mal-voyans. S’il est utile et parfois nécessaire de rajeunir quelques tournures usées, de renouveler quelques vieilles expressions, et peut-être d’essayer encore d’embellir notre versification par la plénitude du mètre et la pureté de la rime, on ne saurait trop répéter que, là, doit s’arrêter l’esprit de perfectionnement. Toute innovation contraire à la nature de notre prosodie et au génie de notre langue doit être signalée comme un attentat aux premiers principes du goût.

    Après une si franche déclaration, il sera sans doute permis de faire observer ici aux hyper-critiques que le vrai talent regarde avec raison les règles comme la limite qu’il ne faut jamais franchir, et non comme le sentier qu’il faut toujours suivre. Elles rappellent incessamment la pensée vers un centre unique, le beau ; mais elles ne la circonscrivent pas. Les règles sont en littérature ce que sont les lois en morale : elles ne peuvent tout prévoir. Un homme ne sera jamais réputé vertueux, parce qu’il aura borne sa conduite à l’observance du Code. Un poëte ne sera jamais réputé grand, parce qu’il se sera contenté d’écrire suivant les règles. La morale ne résulte pas des lois, de la religion et de la vertu. La littérature ne vit pas seulement par le goût ; il faut qu’elle soit vivifiée par la poésie et fécondée par le génie. (Note de l’édition de 1824.)