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il ? Nous ne pensons pas qu’il fût, quoi qu’on en ait dit, contemporain du corroyeur Tychius dont il parle à propos du bouclier d’Ajax. Hérodote, qui suivait de près Homère, devait en savoir sur lui plus long que nous. Hérodote dit qu’Homère jeune connut le vieux Mentor qui, jeune, avait connu Ulysse vieux. Avec la longévité d’un siècle, souvent constatée en ces temps-là, cela fait les trois cents ans après Troie que nous avons indiqués. Quant au tatouage des combattants de l’Iliade, il est certain, dans l’armée grecque pour les Caucons, peuple nomade, errant du Péloponèse en Cappadoce, et dans l’armée troyenne pour les Hippomolgues, scythes buveurs de lait de jument. Les thraces sont tatoués. De même les mysiens. La sauvagerie, insistons-y, est partout dans ces augustes poèmes. Les ancres des navires étaient de grosses pierres, comme il y a cent ans aux îles Sandwich. On pansait une blessure avec une fronde nouée sur la plaie ; Agénor panse ainsi la blessure d’Hélénus ; et c’est ce que font encore à cette heure les Botocados. Figurez-vous la construction que voici : pour murailles des troncs de sapin liés de cordes d’écorce, pour toit un clayonnage de joncs, tout autour une étroite bande de terrain enclose d’une palissade à pointes ; qu’est ceci ? c’est la cabane d’un chef Toucouleurs. Oui, et c’est aussi la tente d’Achille. L’enclos palissade avait une porte fermée d’une poutre, poutre qui ne pouvait être soulevée que par trois hommes, ou par Achille. Les héros, dans les jeux, luttaient brutalement ; Ulysse donne un croc-en-jambe à Ajax. Quant à Achille, pendant douze jours, il traîne tous les matins par les pieds Hector mort autour du tombeau de Patrocle. C’est, dit Callimaque, une coutume thessalienne. Achille égorge sur ce tombeau de Patrocle les douze plus beaux de ses captifs troyens, choisissant les jeunes et les gras, exactement comme un sachem caraïbe. Plus tard Pyrrhus égorgera Polyxene sur le tombeau d’Achille. Achille vend ses prisonniers, notamment plusieurs fils de Priam qu’il envoie au marché de Lemnos. Achille est très près de mordre dans Hector ; Pope remarque qu’il se contente d’en avoir bien envie. Hécube voudrait bien manger aussi un peu d’Achille. Voyez le chant XXIV. Quant à Priam, Achille s’attendrit, mais c’est Un attendrissement fauve, et assez inquiétant ; "tout à coup il crie aux captives de cacher à Priam le corps d’Hector, car si le vieillard pleurait trop, il serait, lui Achille, forcé de le tuer. Il y a loin, on le voit, de cet Achille-là à l’Achille de Versailles. Les défenseurs du grand siècle nous feront peut-être ici observer que le grand siècle aussi, à ses heures, a été atroce. J’accorde atroce ; mais qu’on se contente de cette concession. Je m’explique. Atroce, oui ; féroce, non. Le sauvage est féroce, le civilisé est atroce. On ne dit pas : une bête atroce. Il y a de l’esprit et de la politesse dans l’atrocité. Un exemple fera sentir la nuance du féroce qui est brut, à l’atroce qui est travaillé. L’atrocité, c’est la férocité ciselée. C’est du perfectionnement. Dans Homère comme dans la Bible, on « écrase les enfants contre la pierre » [1] dans le siècle des arts, sous Louis XIV, on « les met à la broche ». Voilà le progrès. Nous venons de dire que l’atrocité est polie. Elle l’est jusqu’à l’élégance. Écoutez Mme de Sévigné : « (aux Rochers, dimanche 5 janvier 1676)... pour nos soldats, on gagnerait beaucoup si c’étaient des cordeliers ; ils s’amusent à voler ; ils mirent,

  1. David menaçant Babylone. Priam pleurant sur Troie. (Iliade, Ch. XXII.)