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telle expression qui vous étonne est, au milieu de toutes ces émotions humaines, de toutes ces palpitations réelles, de tout ce pathétique vivant, un brusque épanouissement de l’inconnu. Le style a quelque chose de préexistant. Il reste toujours de son espèce. Il jaillit de tout l’écrivain, de la racine de ses cheveux aussi bien que des profondeurs de son intelligence. Tout le génie, son côté terrestre comme son côté cosmique, son humanité comme sa divinité, le poëte comme le prophète, sont dans le style. Le style est âme et sang ; il provient de ce lieu profond de l’homme où l’organisme aime ; le style est entrailles.

Il est incontestablement fatal, et en même temps rien n’est plus libre. C’est là son prodige. Aucune entrave, aucune gêne, aucune frontière. Il est impossible de ne pas sourire quand on entend parler, par exemple, des difficultés de la rime ; pourquoi pas aussi des empêchements de la syntaxe ? Ces prétendues difficultés sont les formes nécessaires du langage, soit en vers, soit en prose, s’engendrant d’elles-mêmes, et sans combinaison préalable. Elles ont leurs analogues dans les faits extérieurs ; l’écho est la rime de la nature. Nous connaissons un poëte qui de sa vie n’a ouvert Richelet, qui, enfant, a composé des vers, d’abord informes, puis de moins en moins inexacts, puis enfin corrects, qui a trouvé, pas à pas, tout seul, l’une après l’autre, toutes les lois, la césure, la rime féminine alternée, etc., et duquel la prosodie est sortie toute faite, instinctivement.


Le style a une chaîne, l’idiosyncrasie, ce cordon ombilical dont nous parlions tout à l’heure, qui le rattache à l’écrivain. A cette attache près, qui est sa source de vie, il est libre. Il traverse en pleine liberté tous les alambics de la grammaire ; il est essentiel ; son principe, qui est l’écrivain même, lui est incorporé, et il n’en perd pas un atome dans tous les appareils de filtrage d’où il sort phrase pour la prose ou vers pour la poésie. Dans l’intérieur même du rhythme général, qu’il accepte, il a son rhythme à lui, qu’il impose. De là, au point de vue absolu, cette surprenante élasticité du style, pouvant tout enserrer, depuis le subtil chaste jusqu’à l’obscène sublime, depuis Pétrarque jusqu’à Rabelais. Quelquefois Pétrarque et Rabelais sont dans le même homme, la gamme du style va de Roméo à Falstaff, l’univers tient dans l’intervalle, les hommes, les anges, les fées ; la fosse apparaît ayant à l’une de ses extrémités son travailleur’ et à l’autre son habitant, le fossoyeur et le spectre ; la nuit, cynique, montre autre chose que sa face, buttock of the night ; la sorcière se dresse, euménide canaille, caricature dessinée sur la vague muraille du rêve avec un charbon de l’enfer, et, penché sur ce monde voulu par lui, contemplant sa préméditation, le vaste poëte regarde, écoute, ajoute, sanglote, ricane, aime, songe. Maintenant traduisez cela.

Luttez contre ce style pour l’exprimer, contre cette pensée pour l’extraire, contre cette philosophie pour la comprendre, contre cette poésie pour l’embrasser, contre cette volonté pour lui obéir. Obéir, c’est là qu’éclate la puissance du traducteur. Brumoy, Bitaubé, Artaud, Poinsinet de Sivry, Florian, sont désobéissants. Ils en savent plus long que les maîtres. Ils sont plus malins que le génie, ces imbéciles. Le traducteur vrai, le traducteur prépondérant et définitif, étant intelligence, se subordonne