Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/356

Cette page n’a pas encore été corrigée

profusion prodigieuse de formes et d’images, jetant au dehors les ténèbres en fleurs, en feuillages et en sources vives. Shakespeare, comme Eschyle, a la prodigalité de l’insondable. L’insondable, c’est l’inépuisable. Plus la pensée est profonde, plus l’expression est vivante. La couleur sort de la noirceur. La vie de l’abîme est inouïe ; le feu central fait le volcan, le volcan produit la lave, la lave engendre l’oxyde, l’oxyde cherche, rencontre et féconde la racine, la racine crée la fleur ; de sorte que la rose vient de la flamme. De même l’image vient de l’idée. Le travail de l’abîme se fait dans le cerveau du génie. L’idée, abstraction dans le poëte, est éblouissement et réalité dans le poëme. Quelle ombre que le dedans de la terre ! quel fourmillement que la surface ! Sans cette ombre, vous n’auriez pas ce fourmillement. Cette végétation d’images et de formes a des racines dans tous les mystères. Ces fleurs prouvent la profondeur.


Shakespeare, comme tous les poètes de cet ordre, a la personnalité absolue. Il a une façon à lui d’imaginer, une façon à lui de créer, une façon à lui de produire. Imagination, création, production, trois phénomènes concentriques amalgamés dans le génie. Le génie est la sphère de ces rayonnements. L’imagination invente, la création organise, la production réalise. La production, e^est l’entrée de la matière dans l’idée, lui donnant corps, la rendant palpable et visible, la dotant de la forme, du son et de la couleur, lui fabriquant une bouche pour parler, des pieds pour marcher et des ailes pour s’envoler, en un mot, faisant l’idée extérieure au poëte en même temps qu’elle lui reste intérieure et adhérente par l’idiosyncrasie, ce cordon ombilical qui rattache les créations au créateur.

Chez tous les grands poètes, le phénomène de l’inspiration est le même, mais la diversité des appareils cérébraux le varie à l’infini.

L’idée jaillit du cerveau : conception ; l’idée se fait type : gestation ; le type se fait homme : enfantement ; l’homme se fait passion et action : œuvre.

L’idée dans le type, le type dans l’homme, l’homme dans l’action, tel est, chez Shakespeare, comme chez Eschyle, comme chez Plaute, comme chez Cervantes, le phénomène, lequel se résume en cette concrétion : la vie dans le drame.

Tout est voulu dans le chef-d’œuvre. Shakespeare veut son sujet, celui-là et pas un autre, Shakespeare veut son développement, Shakespeare veut ses personnages, Shakespeare veut ses passions, Shakespeare veut sa philosophie, Shakespeare veut son action, Shakespeare veut son style, Shakespeare veut son humanité. Il la crée ressemblante à l’humanité — et à lui. De face, c’est l’Homme ; de profil, c’est Shakespeare. Changez le nom, mettez Aristophane, mettez Molière, mettez Beaumarchais, la formule reste vraie.


Ces hommes ont l’originalité, c’est-à-dire l’immense don du point de départ personnel. De là leur toute-puissance. Virgile part d’Homère ; observez la dégradation croissante des reflets : Racine part de Virgile ; Voltaire part de Racine, Chénier (Marie-Joseph) part de Voltaire, Luce de Lancival part de Chénier, Zéro part de Luce de Lancival. De lune en lune on