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Avoir pitié, c’est probablement la plus grande fonction de Dieu.

La quantité de nécessité que Dieu subit, ne s’équilibre en lui que par une quantité égale de pitié.

Les génies ont pitié. C’est pour cela qu’ils sont les génies. Ils sont les grands frères.

Les génies, au-dessus de l’humanité, ouvrent les ailes et joignent les mains.


Le mieux, c’est là leur rêve. Le mieux, déclaré ennemi du bien par les peureux et par les lâches, deux espèces de sages fort en crédit.

Cet arrêt a beau être un proverbe ; une sentence, comme on dit, en fondant dans ce mot les deux idées fort distinctes de chose jugée et de chose juste. Âpres à la logique, les génies n’en tiennent compte.

Un échelon gravi, ils lèvent le pied vers l’autre. Ils ne laissent sur quoi que ce soit leur ombre que le temps de passer. En science chercheurs, en art songeurs. Ils sont dans la forêt vierge ; ils vont. De leur vivant, ils s’enfoncent et se perdent sous les confus branchages de l’avenir. Ils sont lointains à leurs contemporains. Poésie, philosophie, civilisation, le futur dans l’actuel, l’humanité réelle, l’humanité vraie à conclure de l’humanité réelle, tels sont leurs entraînements. Vivre à même les rêves, c’est là leur joie et leur tourment. Derrière toutes les questions obscures on entend le coup de pioche de ces pionniers. Ce bruit sourd de pas vers l’inconnu, vient d’eux. Plus ils avancent, plus le but semble fuir. Le propre de l’idéal, c’est de reculer. De halte, point, pour ces travailleurs du beau et du juste. Le mieux d’hier n’est plus que le bien d’aujourd’hui ; il leur faut le mieux de demain. L’utopie est devenue lieu commun ; il s’agit d’escalader la chimère. Laissez-les faire. Avant peu, la chimère sera praticable ; Tout-le-monde marchera dessus et logera dedans. Après quoi, ils passeront à l’impossible. Qu’est-ce que l’impossible ? C’est le fœtus du possible. La nature fait la gestation, les génies font l’accouchement. Tout arrivera, laissez-les faire. Ils commencent, finissent, et recommencent. Ils dévident à mesure derrière eux la civilisation. Jamais d’interruption ni de lassitude. Oh ! les puissants ouvriers ! Oh ! les sombres eclaireurs ! Car ils souffrent. N’importe, ils vont. Où s’arrêteront-ils ? Dans la tombe. Croyez-vous ?

La création, cette merveille à demi obscure, les contente sans les satisfaire. Là encore, ils rêvent mieux. Parfois, ils murmurent. C’est ainsi que le lion, tout seul dans le désert, gronde. Dieu et lui savent pourquoi.

Étreints, comme toutes les créatures, par le fait immanent, ils sont soumis, mais non optimistes. Ils font des remontrances. La destinée, compliquée de fatalité, les trouble. L’homme, c’est l’âme à fleur de peau ; la bête et la chose, c’est l’âme située profondément et sous des épaisseurs ; quelle est cette ombre ? Ils méditent sur cela, sévères. L’homme, c’est le mieux de la bête ; la bête, c’est le mieux de la chose ; mais pourquoi ces stages sinistres de l’âme dans la matière ? À quoi bon ces prisons ? Dans quel but ces captivités successives ? Qu’est-ce que tout ce temps dépensé, perdu peut-être ? Qu’attend-on là-haut ? Ils^sont tristes.

À de certaines heures redoutables, ces êtres immenses ont une façon à eux de regarder le ciel, irrités, quoique tremblants.

L’univers leur semble ébauché. La nature leur apparaît comme à moit