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Veut-on maintenant des vers bien faits, des vers où brille le mérite de la difficulté vaincue ? tournons la page, car, pour citer, on n’a guère que l’embarras du choix :


Toujours ce souvenir m’attendrit et me touche,
Quand, lui-même, appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m’asseyant sur lui, près de son cœur,
M’appelait son rival et déjà son vainqueur.
Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre
À souffler une haleine harmonieuse et pure ;
Et ses savantes mains, prenant mes jeunes doigts,
Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois,
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
À fermer tour à tour les trous du buis sonore.


Veut-on des images gracieuses ?


J’étais un faible enfant, qu’elle était grande et belle
Elle me souriait et m’appelait près d’elle ;
Debout sur ses genoux, mon innocente main
Parcourait ses cheveux, son visage, son sein ;
Et sa main quelquefois, aimable et caressante,
Feignait de châtier une enfance imprudente.
C’est devant ses amants, auprès d’elle confus,
Que la fière beauté me caressait le plus.
Que de fois (mais, hélas ! que sent-on à cet âge ?)
Que de fois ses baisers ont pressé mon visage !
Et les bergers disaient, me voyant triomphant :
Oh ! que de biens perdus ! Ô trop heureux enfant !


Les idylles de Chénier sont la partie la moins travaillée de ses ouvrages, et cependant nous connaissons peu de poëmes dans la langue française dont la lecture soit plus attachante ; cela tient à cette vérité de détails, à cette abondance d’images qui caractérisent la poésie antique. On a observé que telle églogue de Virgile pourrait fournir des sujets à toute une galerie de tableaux.

Mais c’est surtout dans l’élégie qu’éclate le talent d’André de Chénier. C’est là qu’il est original, c’est là qu’il laisse tous ses rivaux en arrière. Peut-être l’habitude de l’antiquité nous égare, peut-être avons-nous lu avec trop de complaisance les premiers essais d’un poëte malheureux ; cependant nous osons croire, et nous ne craignons pas de le dire, que, malgré tous ses défauts, André de Chénier sera regardé parmi nous comme le père et le modèle de la véritable élégie. C’est ici qu’on est saisi d’un profond regret, en voyant combien ce jeune talent marchait déjà de lui-même vers un perfectionnement rapide. En effet, élevé au milieu des muses antiques, il ne lui manquait que la familiarité de sa langue ; d’ailleurs, il n’était dépourvu ni de