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la société. Dans l’une, l’intérêt naît du développement d’une des grandes affections auxquelles l’homme est soumis par cela même qu’il est homme, telles que l’amour, l’amitié, l’amour filial et paternel ; dans l’autre, il s’agit toujours d’une volonté politique appliquée à la défense ou au renversement des institutions établies. Dans le premier cas, le personnage est évidemment passif, c’est-à-dire qu’il ne peut se soustraire à l’influence des objets extérieurs : un jaloux ne peut s’empêcher d’être jaloux, un père ne peut s’empêcher de craindre pour son fils ; et peu importe comment ces impressions sont amenées, pourvu qu’elles soient intéressantes ; le spectateur attend toujours ce qu’il craint ou ce qu’il désire. Dans le second cas, au contraire, le personnage est essentiellement actif, parce qu’il n’a qu’une volonté immuable, et que la volonté ne peut se manifester que par des actions. On peut comparer ces deux tragédies, l’une à une statue que l’on taille dans le bloc, l’autre à une statue que l’on jette en fonte. Dans le premier cas, le bloc existe, il lui suffit pour devenir la statue d’être soumis à une influence extérieure ; dans le second, il faut que le métal ait en lui-même la faculté de parcourir le moule qu’il doit remplir. À mesure que toutes les tragédies se rapprochent plus ou moins de ces deux types, elles participent plus ou moins de l’un ou de l’autre ; il faut une forte constitution aux tragédies de tête pour se soutenir ; les tragédies de cœur ont à peine besoin de s’astreindre à un plan. Voyez Mahomet et le Cid.

IX

E… vient d’écrire ceci aujourd’hui 27 avril 1819 :

« En général, une chose nous a frappés dans les compositions de cette jeunesse qui se presse maintenant sur nos théâtres : ils en sont encore à se contenter facilement d’eux-mêmes. Ils perdent à ramasser des couronnes un temps qu’ils devraient consacrer à de courageuses méditations. Ils réussissent, mais leurs rivaux sortent joyeux de leurs triomphes. Veillez ! veillez ! jeunes gens, recueillez vos forces, vous en aurez besoin le jour de la bataille. Les faibles oiseaux prennent leur vol tout d’un trait ; les aigles rampent avant de s’élever sur leurs ailes. »