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FRAGMENTS DE CRITIQUE.




à propos d’un livre politique

ÉCRIT PAR UNE FEMME.


Décembre 1819.


I


Le Baile Molino demandant un jour au fameux Ahmed pacha pourquoi Mahomet défendait le vin à ses disciples : Pourquoi il nous le défend ? s’écria le vainqueur de Candie ; c’est pour que nous trouvions plus de plaisir à le boire. Et en effet, la défense assaisonne. C’est ce qui donne la pointe à la sauce, dit Montaigne ; et, depuis Martial, qui chantait à sa maîtresse : Galla, nega, satiatur amor, jusqu’à ce grand Caton, qui regretta sa femme quand elle ne fut plus à lui, il n’est aucun point sur lequel les hommes de tous les temps et de tous les lieux se soient montrés aussi souvent les vrais et dignes enfants de la bonne Ève.

Je ne voudrais donc pas qu’on défendît aux femmes d’écrire ; ce serait en effet le vrai moyen de leur faire prendre la plume à toutes. Bien au contraire, je voudrais qu’on le leur ordonnât expressément, comme à ces savants des universités d’Allemagne, qui remplissaient l’Europe de leurs doctes commentaires, et dont on n’entend plus parler depuis qu’il leur est enjoint de faire un livre au moins par an.

Et en effet, c’est une chose bien remarquable et bien peu remarquée, que la progression effrayante suivant laquelle l’esprit féminin s’est depuis quelque temps développé. Sous Louis XIV, on avait des amants, et l’on traduisait Homère ; sous Louis XV, on n’avait plus que des amis, et l’on commentait Newton ; sous Louis XVI, une femme s’est rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un âge où l’on ne sait encore que faire des robes à une poupée. Je le demande, où en sommes-nous ? où allons-nous ? que nous annoncent ces prodiges ? quelles sont ces nouvelles révolutions qui se préparent ?

Il y a une idée qui me tourmente, une idée qui nous a souvent occupés, mes vieux amis et moi ; idée si simple, si naturelle, que si une chose m’étonne, c’est qu’on ne s’en soit pas encore avisé, dans un siècle où il