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APPENDICE I. 1822

guère faire que des pièces de ce genre bâtard sur cette époque monstrueuse. La royale tragédie y est toujours souillée par le drame bourgeois et la farce populacière. C’est ce qu’a senti avec beaucoup de jugement l’auteur dont j’annonce l’ouvrage. La fable de sa pièce est d’une déplorable vérité ; le plan est théâtral, l’action se noue avec art, se dénoue naturellement, c’est-à-dire horriblement, car la nature de ce temps-là était horrible. Des contrastes, habilement ménagés, font succéder à la peinture plaisante des Brutus de cabaret et des Aristide de carrefour, le tableau effroyable des Solon de club et des Lycurgue de la commune. Les personnages sont fidèlement dessinés et opposés entre eux avec talent. L’âme noble du marquis Darfeuille est aussi bien peinte que le cœur honnête du marchand Lerond ; l’un est ennemi des républicains, l’autre est leur dupe ; tous deux finissent par être leurs victimes. L’endurcissement de Durfer, le repentir de Guillaume, n’offrent pas moins de combinaisons dramatiques. Quant au style, il est vrai, l’auteur sait être trivial avec les assassins, et élevé avec les victimes.

Ajoutons que la partie comique du drame n’est point inférieure à la partie tragique : nous pensons que cet ouvrage n’est nullement indigne du personnage, aussi distingué par son rang et ses lumières que respectable par son âge, auquel on l’attribue. Non opus auctori, sic non operi nocet auctor. Qu’on me pardonne de citer en terminant un peu de latin ; il faut bien que cet article contienne au moins une ligne purement littéraire.

V.

Poëmes : Helena, le Somnambule, la Ville de Jephté la Femme adultère, le Bal, la Prison, etc., par M. le Comte Alfred de Vigny[1].

Voici enfin des poëmes d’un poëte, des poésies qui sont de la poésie ! [2] Nos lecteurs auront peut-être peine à croire cette chose merveilleuse ; mais qu’ils ouvrent le volume ou qu’ils lisent cet article, si ce n’est pas

  1. L’Étoile, 24 mars 1822.
  2. La première phrase de cet article est publiée page 45.

trop prétendre que de demander pour une jeune gloire qui vient de naître quelques moments de cette attention si vivement sollicitée par les impuissantes folies du siècle ; qu’ils cessent pour un moment d’attacher leur pensée tout entière aux grandes commotions du corps social, la machine politique n’aura sans doute pas le temps de se déranger pendant qu’ils parcourront ces colonnes, et peut-être auront-ils quelque chose de plus dans l’âme lorsqu’ils jetteront la cette feuille.

Qu’ils se rassurent d’ailleurs, ils n’auront point abandonné entièrement les objets de leurs méditations habituelles. Le poëme d’Helena qui s’offrira le premier à leurs regards, est encore du domaine de la politique du moment ; car l’auteur fut inspiré par les affaires de la Grèce. D’un autre côté, par une inspiration mystérieuse, comme si la muse avait voulu punir le poëte d’avoir attaché le drapeau à sa lyre pour attirer la foule, Helena est un des morceaux de son recueil où son talent brille avec le moins d’éclat. Toutefois, mettez de côté les défauts singuliers de la composition et vous serez intéressé, ému, entraîné par les douleurs de cette malheureuse fiancée, qui aime, qui sait qu’elle est aimée, et que le plus grand des malheurs contraint à se dérober a ce plus grand des biens, de peur qu’il n’empoisonne toute sa vie par des plaisirs pareils aux supplices qu’elle a subis. Ajoutez a cet attrait de curiosité et de pitié un style où se trouvent a chaque pas des vers tels que ceux-ci, dans lesquels la grâce d’une expression habilement négligée accroît le charme d’une rêverie profonde et vraie :

[24 vers cités.]

Ces vers semblent écrits avec la plume de cet André Chénier qui avait quelque chose là, de ce jeune et brillant poëte, dévoré par l’échafaud républicain, et qui reçut, il y a quelques années, sa couronne de gloire des mains d’un homme noble et illustre auquel alors l’envie disputait encore la sienne propre.

Cette fraternité remarquable entre le talent d’André Chénier et celui de M. le comte Alfred de Vigny se décèle partout dans le nouveau recueil. Prenons un tableau gracieux :

[10 vers cités.]
Certes, pour le luxe des images, la vérité des détails, la vivacité des coupes, l’éclat de