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Chose étrange que ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire d’une société tienne si souvent à ce qu’il y a de plus petit dans la vie d’un homme !

La première partie de la vie de Mirabeau est remplie par Sophie, la seconde par la révolution. Un orage domestique, puis, un orage politique, voilà Mirabeau. Quand on examine de près sa destinée, on se rend raison de ce qu’il y eut en elle de fatal et de nécessaire. Les déviations de son cœur s’expliquent par les secousses de sa vie.

Voyez. Jamais les causes n’ont été nouées de plus près aux effets. Le hasard lui donne un père qui lui enseigne le mépris de sa mère ; une mère qui lui enseigne la haine de son père ; un précepteur, c’est Poisson, qui n’aime pas les enfants, et qui lui est dur parce qu’il est petit et parce qu’il est laid ; un valet, c’est Grévin, le lâche espion de ses ennemis ; un colonel, c’est le marquis de Lambert, qui est aussi impitoyable pour le jeune homme que Poisson l’a été pour l’enfant ; une belle-mère (non mariée), c’est madame de Pailly, qui le hait parce qu’il n’est pas d’elle ; une femme, c’est mademoiselle de Marignane, qui le repousse ; une caste, c’est la noblesse, qui le renie ; des juges, c’est le parlement de Besançon, qui le condamnent à mort ; un roi, c’est Louis XV, qui l’embastille. Ainsi, père, mère, femme, son précepteur, son colonel, la magistrature, la noblesse, le roi, c’est-à-dire tout ce qui entoure et côtoie l’existence d’un homme dans l’ordre légitime et naturel, tout est pour lui traverse, obstacle, occasion de chute et de contusion, pierre dure à ses pieds nus, buisson d’épines qui le déchire au passage. La famille et la société tout ensemble lui sont marâtres. Il ne rencontre dans la vie que deux choses qui le traitent bien et qui l’aiment, deux choses irrégulières et révoltées contre l’ordre, une maîtresse et une révolution.

Ne vous étonnez donc pas que pour la maîtresse il brise tous les liens domestiques, que pour la révolution il brise tous les liens sociaux.

Ne vous étonnez pas, pour résoudre la question dans les termes où nous l’avons posée en commençant, que ce démon d’une famille devienne l’idole d’une femme en rébellion contre son mari, et le dieu d’une nation en divorce avec son roi.

V

La douleur que causa la mort de Mirabeau fut une douleur générale, universelle, nationale. On sentit que quelque chose de la pensée publique venait de s’en aller avec cette âme. Mais un fait frappant, et qu’il faut bien dire parce qu’il serait ingénu de l’attribuer à l’admiration emportée et irréfléchie des contemporains, c’est que la cour porta son deuil comme le peuple.