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Quand on songe que l’homme qui a écrit ceci est mort là-dessus, des réflexions de toutes sortes débordent autour de chacune des lignes de cette longue lettre.

Quel roman, quelle histoire, quelle biographie que cette lettre ! Certes, ce n’est pas nous qui répéterons les banalités convenues ; ce n’est pas nous qui exigerons que toutes souffrances peintes par l’artiste soient constamment éprouvées par l’artiste ; ce n’est pas nous qui trouverons mauvais que Byron pleure dans une élégie et rie à son billard ; ce n’est pas nous qui poserons des limites à la création littéraire et qui blâmerons le poëte de se donner artificiellement telle ou telle douleur pour l’analyser dans ses convulsions comme le médecin s’inocule telle ou telle fièvre pour l’épier dans ses paroxysmes. Nous reconnaissons plus que personne tout ce qu’il y a de réel, de vrai, de beau et de profond dans certaines études psychologiques faites sur des souffrances d’exception et sur des états singuliers du cœur par d’éminents poëtes contemporains qui n’en sont pas morts. Mais nous ne pouvons nous empêcher d’observer que ce qu’il y a de particulièrement poignant dans la lettre que nous venons de citer, c’est que celui qui l’a écrite en est mort. Ce n’est pas un homme qui dit : Je souffre, c’est un homme qui souffre ; ce n’est pas un homme qui dit : Je meurs ; c’est un homme qui meurt. Ce n’est pas l’anatomie étudiée sur la cire, ni même sur la chair morte ; c’est l’anatomie étudiée nerf à nerf, fibre à fibre, veine à veine, sur la chair qui vit, sur la chair qui saigne, sur la chair qui hurle. Vous voyez la plaie, vous entendez le cri. Cette lettre, ce n’est pas chose littéraire, chose philosophique, chose poétique, œuvre de profond artiste, fantaisie du génie, vision d’Hoffmann, cauchemar de Jean-Paul ; non, c’est une chose réelle, c’est un homme dans un bouge qui écrit. Le voilà avec sa table chargée de livres anglais, avec sa plume, avec son encre, avec son papier, pressant les lignes sur les lignes, souffrant et disant qu’il souffre, pleurant et disant qu’il pleure, cherchant la date au calendrier, l’heure à l’horloge, quittant sa lettre, la reprenant, la quittant, allumant sa chandelle pour la continuer ; puis il va dîner à vingt sous, il rentre, il a froid, il se remet à écrire, parfois même sans trop savoir ce qu’il écrit ; car son cerveau est tellement secoué par la douleur, qu’il laisse ses idées tomber pêle-mêle sur le papier et s’éparpiller et courir en désordre, comme un arbre ses feuilles dans un grand vent.

Et s’il était permis de remarquer dans quel style un homme agonise, il y aurait plus d’une observation à faire sur le style de cette lettre. En général, les lettres qu’on publie tous les jours, lettres de grands hommes et de gens célèbres, manquent de naïveté, d’insouciance et de simplicité. On sent