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êtres si complexes et si bizarres. Ensuite, aller plus loin me paraît impossible. J’espère et je me tais. Je sais seulement qu’ici-bas je me débats sous la douleur comme un torturé. Ces douleurs seront-elles compensées en ce monde ou ailleurs ? Je n’en sais rien.

Mes maux ont été si vifs aujourd’hui, que ce qui m’effraye le plus ordinairement, je le regardais presque sans peur. A force de souffrir, la gloire, le bonheur, l’avenir, tout me semblait impossible, indifférent. Oh ! si vous saviez les suggestions infernales qui se mêlent à tout cela ! les idées affreuses qui me passent par la tête, les tourments du doute ! Malheureux ! je sais que je le suis. C’est là tout…

Ce qui me tourmente le plus, c’est que je vois des hommes que leur caractère pousse au bonheur. Je me dis alors : Si tous souffraient, une compensation générale, un paradis après la vie, me semblerait de rigueur. Mais il en est, quoi qu’on en dise, il en est d’heureux (par le caractère). Ceux-là souvent s’embarrassent peu de l’avenir, ils vivent imprévoyants et satisfaits ; ici-bas tout est pour eux. Le malheur ne serait-il donc qu’une cruelle maladie ? les malheureux, des pestiférés atteints d’une plaie incurable que leur organisation fait souffrir comme celle des heureux les fait jouir ? Avec tout cela, j’espère, et j’avoue que Dieu me paraît tellement mêlé à toutes les choses d’ici-bas, qu’au résumé je me confie en lui. Courbons la tête, amis. Que sert de se rebiffer contre l’impossible ? Souvent j’anatomise mes douleurs, je les contemple froidement. L’idée qui prédomine chez moi, c’est que je n’y peux rien.

Depuis deux mois j’ai repris l’étude de l’anglais avec une telle énergie, que je lis facilement la poésie. Rasselas, que je lie dans ce moment, voilà un livre prodigieux. Mon idée est d’aller en Angleterre, et, après quelques années, d’écrire en anglais. J. L-, avec lequel je suis très lié, me prête les poètes lakistes modernes dé l’Angleterre ; ils sont ravissants. J’ai changé votre Gérando contre un Byron en un volume. J’en ai lu un petit poëme, le Rêve, qui m’a fait une impression foudroyante. Une dame anglaise, qui me donne des leçons, m’a dit qu’au bout de deux ans de séjour en Angleterre j’écrirai très bien en anglais, parce que, dit-elle, j’écris déjà comme très peu de français. En effet, j’ai traduit du L- presque sans faute. Il est vrai que je travaille à l’anglais la moitié du jour.

Mes manies sont toujours cruelles. Quel ennui ! Enfin, partout où je tourne les yeux, je vois des douleurs. Mes moyens d’existence sont encore un tourment. Je travaille maintenant à une biographie ; mais j’ai besoin d’argent, je suis même dans un grand embarras.

Y. G.