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Quelle doit être l’intention du romancier ? C’est d’exprimer dans une fable intéressante une vérité utile. Et, une fois cette idée fondamentale choisie, cette action explicative inventée, l’auteur ne doit-il pas chercher, pour la développer, un mode d’exécution qui rende son roman semblable à la vie, l’imitation pareille au modèle ? Et la vie n’est-elle pas un drame bizarre où se mêlent le bon et le mauvais, le beau et le laid, le haut et le bas, loi dont le pouvoir n’expire que hors de la création ? Faudra-t-il donc se borner à composer, comme certains peintres flamands, des tableaux entièrement ténébreux, ou, comme les chinois, des tableaux tout lumineux, quand la nature montre partout la lutte de l’ombre et de la lumière ? Or les romanciers, avant Walter Scott, avaient adopté généralement deux méthodes de composition contraires ; toutes deux vicieuses, précisément parce qu’elles sont contraires. Les uns donnaient à leur ouvrage la forme d’une narration divisée arbitrairement en chapitres, sans qu’on devinât trop pourquoi, ou même uniquement pour délasser l’esprit du lecteur, comme l’avoue assez naïvement le titre de descanso (repos), placé par un vieil auteur espagnol en tête de ses chapitres[1]. Les autres déroulaient leur fable dans une série de lettres qu’on supposait écrites par les divers acteurs du roman. Dans la narration, les personnages disparaissent, l’auteur seul se montre toujours ; dans les lettres, l’auteur s’éclipse pour ne laisser jamais voir que ses personnages. Le romancier narrateur ne peut donner place au dialogue naturel, à l’action véritable ; il faut qu’il leur substitue un certain mouvement monotone de style, qui est comme un moule où les événements les plus divers prennent la même forme, et sous lequel les créations les plus élevées, les inventions les plus profondes, s’effacent, de même que les aspérités d’un champ s’aplanissent sous le rouleau. Dans le roman par lettres, la même monotonie provient d’une autre cause. Chaque personnage arrive à son tour avec son épître, à la manière de ces acteurs forains qui, ne pouvant paraître que l’un après l’autre, et n’ayant pas la permission de parler sur leurs tréteaux, se présentent successivement, portant au-dessus de leur tête un grand écriteau sur lequel le public lit leur rôle. On peut encore comparer le roman par lettres à ces laborieuses conversations de sourds-muets qui s’écrivent réciproquement ce qu’ils ont à se dire, de sorte que leur colère ou leur joie est tenue d’avoir sans cesse la plume à la main et l’écritoire en poche. Or, je le demande, que devient l’à-propos d’un tendre reproche qu’il faut porter à la poste ? Et l’explosion fougueuse des passions n’est-elle pas un peu gênée entre le préambule obligé et la formule polie qui sont l’avant-garde et l’arrière-garde de toute lettre écrite par un homme bien né ? Croit-on que le cortège des compliments, le bagage des civilités, accélèrent la progression de

  1. Marcos Obregon de la Ronda. (Note de la Muse française.)