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« Rue Grange-Batelière on voyait dans un coin trois cadavres entièrement nus.

»Pendant la tuerie, les barricades du boulevard avaient été enlevées par la brigade Bourgon. Les cadavres des défenseurs de la barricade de la porte Saint-Denis dont nous avons parlé en commençant ce récit furent entassés devant la porte de la maison Jouvin. Mais, dit un témoin, « ce n’était rien comparé aux monceaux de morts qui couvraient le boulevard ».

« À deux pas du théâtre des Variétés, la foule s’arrêtait devant une casquette pleine de cervelle et de sang accrochée à une branche d’arbre.

« Un témoin dit : « Un peu plus loin que les Variétés, je rencontre un cadavre, la face contre terre ; je veux le relever, aidé de quelques personnes ; des soldats nous repoussent… Un peu plus loin il y avait deux corps, un homme et une femme, puis un seul, un ouvrier… » (nous abrégeons…) De la rue Montmartre à la rue du Sentier, on marchait littéralement dans le sang : il couvrait le trottoir dans certains endroits d’une épaisseur de quelques lignes, et, sans hyperbole, sans exagération, il fallait des précautions pour ne pas y mettre les pieds. Je comptai là trente-trois cadavres. Ce spectacle était au-dessus de mes forces ; je sentais de grosses larmes sillonner mes joues. Je demandai à traverser la chaussée pour rentrer chez moi, ce qui me fut accordé[1]. »

« Un témoin dit : « L’aspect du boulevard était horrible. Nous marchions dans le sang, à la lettre. Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une longueur de vingt ou vingt-cinq pas. »

« Un témoin, marchand de la rue du Sentier, dit : « J’ai fait le trajet du boulevard du Temple chez moi ; je suis rentré avec un pouce de sang à mon pantalon. »

« Le représentant Versigny raconte : « Nous apercevions au loin, jusque près la porte Saint-Denis, les immenses feux des bivouacs de la troupe. C’était, avec quelques rares lampions, la seule clarté qui permît de se retrouver au milieu de cet affreux carnage. Le combat du jour n’était rien à côté de ces cadavres et de ce silence. R… et moi, nous étions anéantis. Un citoyen vint à passer ; sur une de mes exclamations, il s’approcha, me prit la main et me dit : — Vous êtes républicain, moi j’étais ce qu’on appelait un ami de l’ordre, un réactionnaire ; mais il faudrait être abandonné de Dieu pour ne pas exécrer cette effroyable orgie. La France est déshonorée ! Et il nous quitta en sanglotant. »

« Un témoin qui nous permet de le nommer, un légitimiste, l’honorable M. de Cherville, déclare : «… Le soir, j’ai voulu recommencer ces tristes

  1. G. de Cherville