Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Un mot sur ce qui va être le théâtre de l’acte inouï préparé et perpétré par l’homme de décembre.

« De la Madeleine au faubourg Poissonnière le boulevard était libre ; depuis le théâtre du Gymnase jusqu’au théâtre de la porte Saint-Martin il était barricadé, ainsi que la rue de Bondy, la rue Meslay, la rue de Cléry, la rue de la Lune et toutes les rues qui confinent ou débouchent aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Au delà de la porte Saint-Martin le boulevard redevenait libre jusqu’à la Bastille, à une barricade près, qui avait été ébauchée à la hauteur du Château-d’Eau. Entre les deux portes Saint-Denis et Saint-Martin, sept ou huit redoutes coupaient la chaussée de distance en distance. Un carré de quatre barricades enfermait la porte Saint-Denis. Celle de ces quatre barricades qui regardait la Madeleine et qui devait recevoir le premier choc des troupes était construite au point culminant du boulevard, la gauche appuyée à l’angle de la rue de la Lune et la droite à la rue Mazagran. Quatre omnibus, cinq voitures de déménagement, le bureau de l’inspecteur des fiacres renversé, les colonnes vespasiennes démolies, les bancs du boulevard, les dalles de l’escalier de la rue de la Lune, la rampe de fer du trottoir arrachée tout entière et d’un seul effort par le formidable poignet de la foule, tel était cet entassement qui suffisait à peine à barrer le boulevard, fort large en cet endroit. Point de pavés à cause du macadam. La barricade n’atteignait même pas d’un bord à l’autre du boulevard et laissait un grand espace libre du côté de la rue Mazagran. Il y avait là une maison en construction. Voyant cette lacune, un jeune homme bien mis était monté sur l’échafaudage, et seul, sans se hâter, sans quitter son cigare, en avait coupé toutes les cordes. Des fenêtres voisines on l’applaudissait en riant. Un moment après l’échafaudage tombait à grand bruit, tout d’une pièce, et cet écroulement complétait la barricade.

« Pendant que cette redoute s’achevait, une vingtaine d’hommes entraient au Gymnase par la porte des acteurs, et en sortaient quelques instants après avec des fusils et un tambour trouvés dans le magasin des costumes et qui faisaient partie de ce qu’on appelle, dans le langage des théâtres, « les accessoires ». Un d’eux prit le tambour et se mit à battre le rappel. Les autres, avec des vespasiennes jetées bas, des voitures couchées sur le flanc, des persiennes et des volets décrochés de leurs gonds et de vieux décors du théâtre, construisirent à la hauteur du poste Bonne-Nouvelle une petite barricade d’avant-poste ou plutôt une lunette qui observait les boulevards Poissonnière et Montmartre et la rue Hauteville. Les troupes avaient dès le matin évacué le corps de garde. On prit le drapeau de ce corps de garde, qu’on planta sur la barricade. C’est ce drapeau qui depuis a été déclaré par les journaux du coup d’État « drapeau rouge ».