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La lecture du décret ajouta une ardeur sombre à l’indignation. On se mit à déchirer de toutes parts les affiches du coup d’État. De la porte du café des Variétés un jeune homme cria à des officiers : – Vous êtes ivres ! Des ouvriers sur le boulevard Bonne-Nouvelle montraient le poing aux soldats et disaient : – Tirez donc, lâches, sur des hommes sans armes ! Si nous avions des fusils, vous lèveriez la crosse en l’air. – On commença à faire des charges de cavalerie devant le café Cardinal.

Comme il n’y avait pas de troupes boulevard Saint-Martin et boulevard du Temple, la foule était compacte là plus qu’ailleurs. Toutes les boutiques y étaient fermées ; les réverbères jetaient seuls quelque lueur ; aux vitres des fenêtres non éclairées on entrevoyait vaguement des têtes qui regardaient. L’obscurité produit le silence ; cette multitude, comme nous l’avons déjà indiqué, se taisait ; on n’entendait qu’un chuchotement confus.

Tout à coup une clarté, un bruit, un tumulte, éclatent au débouché de la rue Saint-Martin. Tous les yeux se tournent de ce côté ; une houle profonde remue la foule ; on se précipite et on se presse aux rampes des hauts trottoirs qui bordent le ravin devant les théâtres de la Porte Saint-Martin et de l’Ambigu. On voit une masse qui se meut et une lumière qui approche. Des voix chantent. On reconnaît ce refrain redoutable : Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Ce sont des torches allumées qui arrivent ; c’est la Marseillaise, cette autre torche de la révolution et de la guerre, qui flamboie.

La foule se rangeait au passage de l’attroupement qui portait les torches et qui chantait. L’attroupement atteignit le ravin Saint-Martin et s’y engagea. On distingua alors ce que c’était que cette marche lugubre. L’attroupement était composé de deux groupes distincts ; le premier portait sur les épaules une planche où l’on voyait étendu un vieillard à barbe blanche, roide, la bouche béante, les yeux fixes et ayant un trou au front. L’oscillation de la marche faisait remuer le cadavre, et la tête morte s’abaissait et se relevait d’une façon menaçante et pathétique. Un des hommes qui le portaient, pâle, blessé à la poitrine, posait la main sur sa blessure, s’appuyait aux pieds du vieillard, et par moments paraissait lui-même prêt à tomber. L’autre groupe portait une autre civière sur laquelle un jeune homme était couché, le visage blanc et les yeux fermés ; sa chemise souillée, ouverte sur sa poitrine, laissait voir ses plaies. Tout en portant les deux civières, les groupes chantaient. Ils chantaient la Marseillaise, et à chaque refrain ils s’arrêtaient et élevaient leurs torches en criant : Aux armes ! Quelques jeunes hommes agitaient des sabres nus. Les torches jetaient une lueur sanglante aux fronts blêmes des cadavres et aux faces livides de la foule. Un frisson courut dans le peuple. Il semblait qu’on revît la vision formidable de février.