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l’Yonne), et quelques notabilités parisiennes au nombre desquelles le jeune et déjà célèbre défenseur de l’Avènement du peuple, M. Desmarets.

Deux hommes éloquents, Jules Favre et Alexandre Rey, assis à une grande table près de la fenêtre du cabinet, rédigeaient une proclamation à la garde nationale. Dans le salon, Sain, assis dans un fauteuil, les pieds sur les chenets et séchant à un grand feu ses bottes mouillées, disait avec ce tranquille et courageux sourire qu’il avait à la tribune : – Cela va mal pour nous, mais bien pour la République. La loi martiale est proclamée ; on l’exécutera avec férocité, surtout contre nous. Nous sommes guettés, suivis, traqués, et il est peu probable que nous échappions. Aujourd’hui, demain, dans dix minutes peut-être, il y aura « un petit écrasiat » de représentants. Nous serons pris ici ou ailleurs, fusillés sur place ou tués à coups de bayonnette. On promènera nos cadavres, et il faut espérer que cela fera enfin lever le peuple et choir le Bonaparte. Nous sommes morts, mais Bonaparte est perdu.

À huit heures, comme Emile de Girardin l’avait promis, nous reçûmes de l’imprimerie de la Presse cinq cents exemplaires du décret de déchéance et de mise hors la loi visant l’arrêt de la Haute Cour et revêtu de toutes nos signatures. C’était un placard deux fois grand comme la main et imprimé sur du papier à épreuves. Ce fut Noël Parfait qui apporta les cinq cents exemplaires, tout humides encore, entre son gilet et sa chemise. Trente représentants se les partagèrent, et nous les envoyâmes sur les boulevards distribuer le décret au peuple.

L’effet de ce décret tombant au milieu de cette foule fut extraordinaire. Quelques cafés étaient restés ouverts çà et là ; on s’arracha les placards, on se pressa aux devantures éclairées, on s’entassa au pied des réverbères ; quelques-uns montaient sur des bornes ou sur des tables et lisaient à haute voix le décret. – C’est cela ! bravo ! disait le peuple. – Les signatures ! les signatures ! criait-on. On lisait les signatures ; à chaque nom populaire, la foule battait des mains. Charamaule, gai et indigné, parcourait les groupes, distribuant les exemplaires du décret ; sa grande taille, sa parole haute et hardie, le paquet de placards qu’il élevait et agitait au-dessus de sa tête, faisaient tendre vers lui toutes les mains. – Criez à bas Soulouque ! et vous en aurez, disait-il. – Tout cela en présence des soldats. Un sergent de la ligne, apercevant Charamaule, tendit la main, lui aussi, pour avoir une de ces feuilles que Charamaule distribuait. – Sergent, lui dit Charamaule, criez : À bas Soulouque ! – Le sergent hésita un moment, puis répondit : Non ! – Eh bien, reprit Charamaule, criez : Vive Soulouque ! – Cette fois le sergent n’hésita pas, il éleva son sabre et, au milieu des éclats de rire et des applaudissements, il cria résolûment : Vive Soulouque !