Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et puis, sans même compter ce souvenir funeste qui eût écrasé en un pareil moment l’homme le mieux doué des grandes qualités militaires, le général Oudinot, excellent officier d’ailleurs et digne fils de son vaillant père, n’avait aucun des dons imposants qui, à l’heure critique des révolutions, émeuvent le soldat et entraînent le peuple. En cet instant-là, pour retourner une armée de cent mille hommes, pour faire rentrer les boulets dans la gueule des canons, pour retrouver sous le vin versé aux prétoriens l’âme vraie du soldat français à demi noyée et presque morte, pour arracher le drapeau au coup d’État et le remettre à la loi, pour entourer l’Assemblée de foudres et d’éclairs, il eût fallu un de ces hommes qui ne sont plus ; il eût fallu la main ferme, la parole calme, le regard froid et profond de Desaix, ce Phocion français ; il eût fallu les vastes épaules, la haute stature, la voix tonnante, l’éloquence injurieuse, insolente, cynique, gaie et sublime de Kléber, ce Mirabeau militaire. Desaix, la figure de l’homme juste, ou Kléber, la face de lion ! Le général Oudinot, petit, gauche, embarrassé, le regard indécis et terne, les pommettes rouges, le front étroit, les cheveux grisonnants et plats, le son de voix poli, le sourire humble, sans parole, sans geste, sans puissance, brave devant l’ennemi, timide devant le premier venu, ayant, certes, l’air d’un soldat, mais ayant aussi l’air d’un prêtre, faisait hésiter l’esprit entre l’épée et le cierge ; il avait dans les yeux une espèce d’Ainsi soit-il !

Il avait les meilleures intentions du monde ; mais que faire ? Seul, sans prestige, sans gloire vraie, sans autorité personnelle, et traînant Rome après lui ! il sentait tout cela lui-même et il en était comme paralysé. Lorsqu’on l’eut nommé, il monta sur une chaise et remercia l’Assemblée avec un cœur ferme, sans doute, mais avec une parole hésitante. Quand le petit officier blond osa le regarder en face et l’affronter, lui, tenant l’épée du peuple, lui général de l’Assemblée souveraine, il ne sut que balbutier des choses malheureuses comme celles-ci : – Je viens vous déclarer que nous ne pouvons obéir que contraints, forcés, à l’ORDRE qui nous interdirait de rester réunis. – Il parlait d’obéir, lui qui devait commander. On lui avait passé son écharpe et il en semblait gêné. Il penchait alternativement la tête sur l’une et l’autre épaule, il tenait son chapeau et sa canne à la main, il avait l’air bienveillant. Un membre légitimiste murmurait tout bas à son voisin : — On dirait un bailli haranguant une noce. – Et le voisin, légitimiste aussi, répondait : — Il me rappelle M. le duc d’Angoulême.

Quelle différence avec Tamisier ! Tamisier, pur, sérieux, convaincu, simple capitaine d’artillerie, avait l’air du général. Tamisier, grave et douce figure, forte intelligence, cœur intrépide, espèce de philosophe soldat, plus connu eût pu rendre des services décisifs. On ne sait ce qui fût advenu si