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ta proscription à nos enfants[1]. Si un individu m’eût abordée pendant la route, cet individu aurait vu mon visage illuminé de fierté. Nos enfants sentent ainsi que moi…

L’effet de cette liste de proscription a été de consterner et de terrifier, bien plus que d’exaspérer. Quand je demande : que dit-on ? le plus souvent il m’est répondu : on n’ose rien dire. Il y a bien quelques salons frondeurs, mais ordre leur est donné de se fermer. On prétend qu’il a été enjoint à M. de Broglie de fermer le sien. Les proscrits qui sont à Paris n’ont pu partir encore.

Noël Parfait est venu hier chez moi. Il s’était présenté la veille au ministère de l’intérieur pour se mettre en règle. Il lui a été dit qu’il ne pouvait quitter Paris sans une lettre de départ.

Il suppose qu’il se fait un travail afin d’assigner à chacun d’eux une résidence particulière. Ces pauvres gens attendent le bon plaisir du gouvernement. Girardin attendait avant hier cet ordre du gouvernement…

Mme  Victor Hugo parle ensuite du bruit qui court sur l’ajournement de la réception de Montalembert, l’Académie française ayant adressé une demande au gouvernement pour que la proscription de trois académiciens fût levée et désirant insérer dans les discours quelques phrases flatteuses pour le pouvoir au cas où celui-ci accueillerait favorablement cette demande. Les trois académiciens étaient Victor Hugo, Thiers et de Rémusat. Mme  Victor Hugo termine ainsi :

Ma volonté bien arrêtée est d’aller te trouver aussitôt la prison de Toto[2]terminée. Ma joie sera, mon cher bien-aime, de partager ton exil.

Le lendemain du jour où Victor Hugo annonçait à sa femme son bannissement, il écrivait sur un petit bout de papier la note suivante :


12 janvier 1852. Bruxelles.

Me voici banni.

Je suis hors de France pour le temps qu’il plaira à Dieu, mais je me sens inaccessible dans la plénitude du droit et dans la sérénité de ma conscience. Le peuple se réveillera un jour, et ce jour-là, chacun se retrouvera k sa place, moi dans ma maison, M. Louis Bonaparte au pilori.

En attendant ce jour, qu’il aurait cru sans doute plus rapproché, il devait songer à assurer l’indépendance et l’avenir des siens. Il tenait par-dessus tout à leur conserver le bien-être comme il l’écrivait à sa fille Adèle ; il s’occupait donc de nouer des affaires de librairie, et il en informait sa femme :

La contrefaçon se meurt ici ; elle est cernée et bloquée par les traités internationaux, il y a donc toute une industrie belge qui réclame et qui va périr, 25,000 ouvriers imprimeurs sans pain, force plaintes, etc. — Le gouvernement belge serait frappé de cette idée qu’en profitant de notre présence (Dumas, Thiers et moi) à Bruxelles, on pourrait nous acheter des droits de propriété, légitimer ainsi la contrefaçon, faire tomber les traités par ce seul fait, et rendre vendables une foule de livres qui sans cela pourriront en magasin. En outre, rendre la vie à la librairie belge, etc. On pourrait en venir jusqu’à m’acheter non-seulement les Misères[3], mais la propriété même de mes œuvres. On parlerait par cent mille francs. Ceci étant, il faut un peu voir venir.

Victor Hugo a confiance dans ses projets de librairie, il ne songe plus seulement à une librairie littéraire à Bruxelles, mais à une librairie politique à Londres. D’accord avec Hetzel, le 17 janvier il écrit à sa femme :

Probablement j’arriverai à construire une citadelle d’écrivains et de libraires d’où nous bombarderons le Bonaparte…

Pour réussir à mener la chose à bonne fin, il faut vivre ici stoïque et pauvre, et leur dire à tous : je n’ai pas besoin d’argent ; je peux attendre, vous voyez… Je travaille toute la journée et je vis avec 1,200 francs par an[4].

Mais cela ne suffisait pas. La Belgique avait peur. L’Angleterre avait peur.

  1. Charles et François-Victor, alors à la conciergerie.
  2. François-Victor.
  3. Premier titre des Misérables
  4. Correspondance