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C’était exact. Lanvin avait dû renoncer à son état de typographe à cause d’un affaiblissement de la vue et était alors employé comme porteur du compte rendu de la chambre au journal l’Assemblée nationale.

Mais aussitôt le commissaire manifesta sa surprise : «Pourquoi ce changement de profession ? pourquoi cette fausse indication ? Êtes-vous bien Lanvin ? Un instant : avant de vous remettre le papier pour la préfecture, apportez-moi un certificat du gérant du journal constatant votre identité et les fonctions que vous remplissez. »

La formalité était aisée à remplir, mais aussitôt après, des agents de police s’étaient présentés chez Lanvin, l’avaient interrogé, lui avaient demandé pourquoi il voulait un passeport pour Bruxelles.

— Pour gagner un peu plus à l’étranger, répondit-il.

— Mais quand partirez-vous ?

— Quand j’aurai fait quelques rentrées d’argent.

Enfin, après des courses et des démarches, Lanvin put retirer son passeport et le remit à Victor Hugo.

Le 11 décembre, à 8 heures du soir, Victor Hugo partait pour Bruxelles sous le nom de Lanvin, et le 12, à 7 heures du matin, il disait dans une lettre à sa femme : « Écris-moi à cette adresse : M. Lanvin, Bruxelles, poste restante»

Une note écrite par Victor Hugo nous apprend que Lanvin a été récompense de son dévouement :

J’avais, en quittant Paris, une inquiétude au sujet du brave Lanvin qui m’avait prêté son passeport ; je reçus à Bruxelles cette lettre qui me tranquillisa :

«Paris, 25 décembre.

«Rassure-toi, toi seul as couru des dangers, Lanvin n’en a couru aucun. Au contraire, il est récompensé, et c’est juste. Il a bien fait de te prêter son passeport. Je peux lui donner une place, et je la lui donne. Et à cette place est attachée, pour l’avenir, une petite pension de retraite. Ce brave Lanvin devra cela à sa bonne action, et à toi. Tu vois que les proscrits ont le bras long. Je t’embrasse et je te suis dévoué.

«Ton cousin,
«Adolphe Trébuchet

Victor Hugo erra à travers la ville, à la recherche d’un gîte, découvrit l’hôtel de la Porte-Verte, loua la chambre 9, à côté de celle d’un autre représentant proscrit, Versigny, et se contenta d’un lit et de deux chaises.

Il se rappelait que Charles Rogier lui avait fait une visite il y avait vingt ans rue Jean-Goujon ; quelle excellente occasion pour la lui rendre et connaître un peu les dispositions du gouvernement belge à l’égard des proscrits ! M. Rogier était alors ministre de l’intérieur.

L’accueil fut cordial ; Victor Hugo voulut cependant reconnaître un peu le terrain.

Il avait en effet de grands projets. N’allait-il pas se heurter à la timidité d’un petit état redoutant toujours le voisinage d’un grand ? Très résolument il annonça à son interlocuteur qu’il venait à Bruxelles, mais sans condition, que son intention était de faire l’histoire de ce qui venait de se passer et de ce qu’il avait vu ; qu’il ne se déciderait à cette publication qu’autant qu’elle n’aggraverait pas le sort de ses fils, détenus en ce moment à la Conciergerie pour délits de presse, en compagnie de Paul Meurice et de Vacquerie.

Rogier dressa l’oreille. Cette publication lui paraissait devoir créer de graves embarras à la Belgique, Victor Hugo promit alors que, s’il donnait suite à son projet, il irait à Londres.

La conversation se termina très familièrement et sur un ton plaisant, le ministre offrit des chemises à Victor Hugo qui était arrivé sans linge et sans vêtements[1].

  1. Correspondance