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malheureux livrés aux gendarmes, liés deux à deux, emmagasinés dans les faux ponts du Magellan, du Canada ou du Duguesclin ; jetés à Lambessa, jetés à Cayenne avec les forçats, sans savoir ce qu’on leur veut, sans pouvoir deviner ce qu’ils ont fait. Celui-ci, Alphonse Lambert, de l’Indre, arraché de son lit mourant ; cet autre, Patureau Francœur, vigneron, déporté parce que, dans son village, on avait voulu en faire un président de la République ; cet autre, Valette, charpentier à Châteauroux, déporté pour avoir, six mois avant le 2 décembre, un jour d’exécution capitale, refusé de dresser la guillotine.

Ajoutez la chasse aux hommes dans les villages, la battue de Viroy dans les montagnes de Lure, la battue de Pellion dans les bois de Clamecy avec quinze cents hommes ; l’ordre rétabli à Crest, deux mille insurgés, trois cents tués ; les colonnes mobiles partout ; quiconque se lève pour la loi, sabré et arquebusé ; celui-ci, Charles Sauvan, à Marseille, crie : vive la République ! un grenadier du 54e fait feu sur lui, la balle entre par les reins et sort par le ventre ; cet autre, Vincent, de Bourges, est adjoint de sa commune ; il proteste, comme magistrat, contre le coup d’État ; on le traque dans son village, il s’enfuit, on le poursuit, un cavalier lui abat deux doigts d’un coup de sabre, un autre lui fend la tête, il tombe ; on le transporte au fort d’Ivry avant de le panser ; c’est un vieillard de soixante-seize ans.

Ajoutez des faits comme ceux-ci : dans le Cher, le représentant Viguier est arrêté. Arrêté, pourquoi ? Parce qu’il est représentant, parce qu’il est inviolable, parce que le suffrage du peuple l’a fait sacré. On jette Viguier dans les prisons. Un jour, on lui permet de sortir une heure pour régler des affaires qui réclamaient impérieusement sa présence. Avant de sortir, deux gendarmes, le nommé Pierre Guérêt et le nommé Dubernelle, brigadier, s’emparent de Viguier ; le brigadier lui joint les deux mains l’une contre l’autre, de façon que les paumes se touchent, et lui lie étroitement les poignets avec une chaîne ; le bout de la chaîne pendait, le brigadier fait passer de force et à tours redoublés le bout de chaîne entre les deux mains de Viguier, au risque de lui briser les poignets par la pression. Les mains du prisonnier bleuissent et se gonflent. C’est la question que vous me donnez là, dit tranquillement Viguier. — Cachez vos mains, répond le gendarme en ricanant, si vous avez honte. — Misérable, reprend Viguier, celui de nous deux que cette chaîne déshonore, c’est toi. — Viguier traverse ainsi les rues de Bourges, qu’il habite depuis trente ans, entre deux gendarmes, levant les mains, montrant ses chaînes. Le représentant Viguier a soixante-dix ans.

Ajoutez les fusillades sommaires dans vingt départements : « Tout ce qui résiste », écrit le sieur Saint-Arnaud, ministre de la guerre, « doit être fusillé