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mes yeux empirent. Ta douce lettre m’a charmé. Mon rêve et ma récompense, après cette laborieuse année, c’est de vous aller retrouver. Cependant je ne puis dire encore quand. J’ai un voyage à faire d’abord, soit aux Pyrénées, soit à la Moselle ; voyage de santé qui me remettra un peu les yeux ; voyage de travail aussi, tu sais, comme tous mes voyages. Après mon butin fait, ma gerbe liée, j’irai vous embrasser tous, mes bien-aimés. Le bon Dieu me doit bien cela.

Le voyage avait été retardé, Victor Hugo avait mis cet ajournement à profit pour aller voir sa fille au Havre le 9 juillet ; il était rentré à Paris, et le 18 juillet il écrivait à Léopoldine :

… Je pars tantôt, et, quand tu recevras cette lettre, pense avec tendresse à ton pauvre père qui roulera bien loin de toi sur la route du midi. Si tu savais, ma fille, comme je suis enfant quand je songe à toi ; mes yeux sont pleins de larmes ; je voudrais ne jamais te quitter. Le spectacle de ton bonheur m’a charmé l’autre jour. Ton mari est bon, doux, tendre, aimable, spirituel ; aime-le bien ; moi, je l’aime aussi. Cette journée passée au Havre est un rayon dans ma pensée ; je ne l’oublierai de ma vie. Qu’il m’en a coûté de vous résister à tous ! Mais c’était nécessaire. Je suis parti avec un serrement de cœur. Et le matin, en passant près du bassin, j’ai regardé les fenêtres de ma pauvre Didine endormie, je l’ai bénie, et j’ai appelé Dieu sur toi du plus profond de mon cœur. Sois heureuse, ma fille, toujours heureuse, et je serai heureux. Dans deux mois, je t’embrasserai. En attendant, écris-moi, ta mère te dira où. Je t’embrasse encore et encore.

Et il ajoutait ce mot à Charles Vacquerie :

J’ai besoin de vous remercier, mon bon Charles, pour le bonheur que vous lui avez donné. Le jour que j’ai passé près de vous m’a ravi. J’ai vu ma fille heureuse par vous, et vous heureux par elle. Songez, mes enfants, que c’est là le paradis. Vivez-y tous les deux jusqu’à la mort[1].

Ces lettres sont singulièrement émouvantes quand on songe que Victor Hugo ne devait plus revoir sa fille, noyée à Villequier avec son mari deux semaines plus tard.

Il partait en effet le 18 juillet. Il traversait la Touraine, exprimant le regret qu’on l’eût trop vantée à cause de ses peupliers. N’est-il pas amusant de l’entendre dire : « le peuplier est comme l’alexandrin, une des formes classiques de l’ennui ».

L’entrée à Bayonne, le 26 juillet, provoque chez lui une vive émotion. N’était-il pas venu là en 1811, quand il était tout petit, accompagné de sa mère et de ses frères, pour aller rejoindre en Espagne son père, le général Hugo, qui était aide de camp du roi et gouverneur d’Avila, de Ségovie et de Soria, à l’époque des grandes guerres ? Tous ces souvenirs lui remontaient à l’esprit et au cœur.

Le 27 juillet, au moment d’entrer en Espagne, entre Bidart et Saint-Jean-de-Luz, il revoit la charrette à bœufs, encore un souvenir de son enfance. De Saint-Sébastien, le 31 juillet, il adresse ces mots à son gendre Charles Vacquerie :

J’espère que vous allez toujours bien au Havre et que ma petite Madame continue d’être une jolie Havraise, la plus heureuse du monde… enfin j’espère que le bon Dieu ne vous refuse là-bas rien de ce que je lui demande ici pour vous, santé, bonheur, prospérité et joie.

Et il poursuit avec sa fille la lettre commencée :

Il me semble que je ne change pas d’interlocuteur. Vous êtes un seul cœur dans deux âmes.

Le courrier ne devant partir que le lendemain, il rouvre sa lettre :

Chère enfant, je voudrais être à six se-

  1. Correspondance.