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en distance de grandes arches naturelles sous lesquelles la mer vient battre dans les marées. J’ai attendu que la marée fût basse, et, à travers les goëmons, les flaques d’eau, les algues glissantes et les gros galets couverts d’herbes peignées par le flot qui sont comme des crânes avec des chevelures vertes, je suis arrivé jusqu’à la grande arche, que j’ai dessinée. Il y a, à droite et à gauche, des porches sombres ; l’immense falaise est à pic, la grande arche est à jour, on en voit une seconde à travers ; de gros chapiteaux grossièrement pétris par l’océan gisent de toutes parts. C’est la plus gigantesque architecture qu’il y ait. Dis à Boulanger que Piranèse n’est rien à côté des réalités d’Étretat…

Au loin, à l’horizon, il y avait un navire dont les voiles gris de pierre dessinaient sur la mer une colossale figure de Napoléon. Le tout était merveilleux.

J’oubliais de te dire qu’à Fécamp j’avais vu la pleine mer par la pleine lune. Magnifique spectacle. Il y avait un navire norvégien qui sortait du port avec ces chants de matelots qui ressemblent à des plaintes. Derrière moi la ville et son clocher entre deux collines, devant moi le ciel et la mer perdus et mêlés dans un clair de lune immense, à droite le fanal du port à lumière fixe, à gauche les grands blocs d’ombre d’une falaise écroulée. J’étais sur un échafaudage du môle qui tremblait à chaque coup de la lame. En ce moment-là, j’ai pensé à toi, mon pauvre ange, à nos chers petits, à Dédé qui joue place Royale et à tout ce qu’il y a de frais et de charmant dans l’ombre que tu répands autour de toi.

Je n’ai pas encore exploré Montivilliers. J’en vais repartir dans une heure, juché sur l’impériale d’un coucou tel quel qui me mènera au Havre où je déjeunerai. Il va sans dire que je garde partout l’incognito le plus profond. Je n’ai encore été reconnu nulle part, excepté à Soissons. Du Havre, selon le véhicule que je trouverai prêt, je me dirigerai sur Rouen ou sur Caen. Dans ce dernier cas, mon retour serait retardé d’environ trois jours. — À propos, à Dieppe, j’ai vu le château d’Arques qui est une sublime ruine.

Écris-moi toujours à Mantes, mon Adèle.

J’espère que ce petit voyage t’aura fait du bien et que tu te portes toujours grasse et fraîche. Je vais profiter de ce que je suis en Normandie pour en voir un bon bout avec quelque détail. Il me tarde bien de t’embrasser pourtant, et il y a bien longtemps que je ne vous ai tous vus, mes anges. Mille baisers de ton vieil ami. Embrasse-les tous.

V.