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tagne et qui a la hauteur des montagnes, qui ne peut pas être une muraille et qui a la forme des murailles ?

C’est une montagne et une muraille tout à la fois ; c’est l’édifice le plus mystérieux du plus mystérieux des architectes ; c’est le colosseum de la nature ; c’est Gavarnie.

Représentez-vous cette silhouette magnifique telle qu’elle se révèle d’abord à une distance de trois lieues : une longue et sombre muraille dont toutes les saillies, toutes les rides sont marquées par des lignes de neige, dont toutes les plates-formes portent des glaciers. Vers le milieu, deux grosses tours ; l’une qui est au levant, carrée et tournant un de ses angles vers la France ; l’autre qui est au couchant, cannelée comme si c’était moins une tour qu’une gerbe de tourelles ; toutes deux couvertes de neige. À droite, deux profondes entailles, les brèches, qui découpent dans la muraille comme deux vases qu’emplissent les nuées ; enfin, toujours à droite et à l’extrémité occidentale, une sorte de rebord énorme plissé de mille gradins, qui offre à l’œil, dans des proportions monstrueuses, ce qu’on appellerait en architecture la coupe d’un amphithéâtre.

Représentez-vous cela comme je le voyais : la muraille noire, les tours noires ; la neige éclatante, le ciel bleu ; une chose complète enfin, grande jusqu’à l’inouï, sereine jusqu’au sublime.

C’est là une impression qui ne ressemble à aucune autre, si singulière et si puissante à la fois qu’elle efface tout le reste, et qu’on devient pour quelques instants, même quand cette vision magique a disparu dans un tournant du chemin, indifférent à tout ce qui n’est pas elle.

Le paysage qui vous entoure est cependant admirable ; vous entrez dans une vallée où toutes les magnificences et toutes les grâces vous enveloppent. Des villages en deux étages, comme Tracy-le-Haut et Tracy-le-Bas, Gèdre-Dessus et Gèdre-Dessous, avec leurs pignons en escaliers et leur vieille église des Templiers, se pelotonnent et se déroulent sur le flanc de deux montagnes, le long d’un gave blanc d’écume, sous les touffes gaies et fantasques d’une végétation charmante. Tout cela est vif, ravissant, heureux, exquis ; c’est la Suisse et la Forêt-Noire qui se mêlent brusquement aux Pyrénées. Mille bruits joyeux vous arrivent comme les voix et les paroles de ce doux paysage, chants d’oiseaux, rires d’enfants, murmures du gave, frémissement des feuilles, souffles apaisés du vent.

Vous ne voyez rien ; vous n’entendez rien ; à peine percevez-vous de ce gracieux ensemble quelque impression douteuse et confuse. L’apparition de Gavarnie est toujours devant vos yeux, et rayonne dans votre pensée comme ces horizons surnaturels qu’on voit quelquefois au fond des rêves. Le soir, en revenant de Gavarnie, moment admirable. De ma fenêtre :