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une rue de Rivoli ? Quelle amère dérision ! fuir la rue de Rivoli jusque dans le Guipuzcoa et l’y retrouver emmanchée à un bras de mer, ce serait triste !

Cependant notre barque avançait toujours. Elle doubla un petit cap qu’une grande maison ruinée domine de ses quatre murailles percées de portes sans battants et de fenêtres sans châssis.

Tout à coup, comme par magie, et sans que j’eusse entendu le sifflet du machiniste, le décor changea, et un ravissant spectacle m’apparut.

Un rideau de hautes montagnes vertes découpant leurs sommets sur un ciel éclatant ; au pied de ces montagnes, une rangée de maisons étroitement juxtaposées ; toutes ces maisons peintes en blanc, en safran, en vert, avec deux ou trois étages de grands balcons abrités par le prolongement de leurs larges toits roux à tuiles creuses ; à tous ces balcons mille choses flottantes, des linges à sécher, des filets, des guenilles rouges, jaunes, bleues ; au pied de ces maisons, la mer ; à ma droite, à mi-côte, une église blanche ; à ma gauche, au premier plan, au pied d’une autre montagne, un autre groupe de maisons à balcons aboutissant à une vieille tour démantelée ; des navires de toute forme et des embarcations de toute grandeur rangées devant les maisons, amarrées sous la tour, courant dans la baie ; sur ces navires, sur cette tour, sur ces maisons, sur ces guenilles, sur cette église, sur ces montagnes et dans ce ciel, une vie, un mouvement, un soleil, un azur, un air et une gaieté inexprimables ; voilà ce que j’avais sous les yeux. Cet endroit magnifique et charmant comme tout ce qui a le double caractère de la joie et de la grandeur, ce lieu inédit qui est un des plus beaux que j’aie vus et qu’aucun « tourist » ne visite, cet humble coin de terre et d’eau qui serait admiré s’il était en Suisse et célèbre s’il était en Italie, et qui est inconnu parce qu’il est en Guipuzcoa, ce petit éden rayonnant où j’arrivais par hasard, et sans savoir où j’allais, et sans savoir où j’étais, s’appelle en espagnol Pasages et en français le Passage.

La marée basse laisse la moitié de la baie à sec et la sépare de Saint-Sébastien qui est lui-même presque séparé du monde. La marée haute rétablit « le Passage ». De là ce nom.

La population de ce bourg n’a qu’une industrie, le travail sur l’eau. Les deux sexes se sont partagé ce travail selon leurs forces. L’homme a le navire, la femme a la barque ; l’homme a la mer, la femme a la baie ; l’homme va à la pêche et sort du golfe, la femme reste dans le golfe et « passe » tous ceux qu’une affaire ou un intérêt amène de Saint-Sébastien. De là les bateleras.

Ces pauvres femmes ont si rarement un passager qu’il a bien fallu s’entendre. À chaque passant, elles se seraient dévorées et auraient peut-être