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À vrai dire, don Carlos fut perdu comme prétendant le jour où Zumalacarragui mourut. Zumalacarragui était un vrai basque. Il était le nœud du faisceau carliste. Après sa mort, l’armée de « Charles V » ne fut plus qu’un fagot délié, comme dit le marquis de Mirabeau. Il y avait deux partis autour de don Carlos, le parti de la cour, el rey neto, et le parti des droits, los fueros. Zumalacarragui était l’homme des « droits ». Il neutralisait près du prince l’influence cléricale ; il disait souvent : El demonio los frayles ! Il tenait tête au père Larranaga, confesseur de don Carlos. La Navarre adorait Zumalacarragui. Grâce à lui, l’armée de don Carlos compta un moment trente mille combattants réguliers et deux cent cinquante mille insurgés auxiliaires, répandus dans la plaine, dans la forêt et dans la montagne. Le général basque traitait d’ailleurs « son roi » assez cavalièrement. C’était lui qui plaçait et déplaçait à sa fantaisie cette pièce capitale de la partie d’échecs qu’on jouait alors en Espagne. Zumalacarragui écrivait sur un chiffon de papier : Hoy su magestad ira a tal parte ! Don Carlos allait.

La guerre de Navarre finit en 1839, brusquement. La trahison de Maroto, payée, dit-on, un million de piastres, brisa l’armée carliste. Don Carlos, obligé de se réfugier en France, fut conduit jusqu’à la frontière à coups de fusil.

Ce jour-là, quelques familles de Bayonne étaient allées pour se divertir précisément à ce point de la frontière où le hasard amena don Carlos. Elles assistèrent à l’entrée du prince et à la dernière lutte de la petite troupe fidèle qui l’entourait. Dès que le prince eut mis le pied sur le territoire français, la fusillade cessa.

Il y avait là une pauvre masure de chevrier. Don Carlos y entra. En entrant, il dit à madame la princesse de Beïra qui l’accompagnait : — Avez-vous eu peur ? — Non, seigneur, répondit-elle.

Puis le prince demanda une chaise et se fit dire la messe par son chapelain. La messe entendue, il prit le chocolat et fuma un cigare.

La poignée d’hommes qui avait combattu pour lui jusqu’au dernier moment ne se composait que de navarrais. Elle fut entourée et saisie par un détachement français. Ces pauvres soldats s’en allèrent d’un côté et don Carlos de l’autre. Il ne leur adressa pas une parole ; il ne les regarda même pas. Le prince et l’armée se séparèrent sans un adieu.

Elio, qui avait passé dix-sept mois en prison par ordre de don Carlos, était de cette troupe. Quand il arriva à Bayonne, le général Harispe lui dit : — Général Elio, j’ai l’ordre de faire une exception pour vous. Demandez-moi tout ce que vous voudrez. Que désirez-vous pour vous et votre famille ? — Du pain et des souliers pour mes soldats, dit Elio. — Et pour votre famille ? — Je viens de vous le dire. — Vous n’avez parlé