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des Trois-Pavillons, il n’y a pas de pavillons ; rue de la Perle, il y a des gotons; dans l’île des Cygnes, il n’y a que des savates naufragées et des chiens crevés. Quand un lieu s’appelle l’île des Faisans, il y a des canards. Ô voyageurs, curieux impertinents, n’oubliez pas ceci !

Je n’en ai pas moins regardé l’île des Faisans. Où la maison de France a épousé la maison d’Autriche, où Mazarin, l’athlète de l’astuce, a lutté corps à corps avec Louis de Haro, l’athlète de l’orgueil, une vache broute l’herbe. Le spectacle est-il moins grand ? la prairie est-elle déchue ? Machiavel dirait oui ; Hésiode dirait non.


Nous sommes à Irun.

Mes yeux cherchaient avidement Irun. C’est là que l’Espagne m’est apparue pour la première fois et m’a si fort étonné, avec ses maisons noires, ses rues étroites, ses balcons de bois et ses portes de Forteresse, moi l’enfant français élevé dans l’acajou de l’empire. Mes yeux, accoutumés aux lits étoilés, aux fauteuils à cous de cygne, aux chenets en sphinx, aux bronzes dorés et aux marbres bleu turquin, regardaient avec une sorte de terreur les grands bahuts sculptés, les tables à pieds tors, les lits à baldaquins, les argenteries contournées et trapues, les vitres maillées de plomb, tout ce monde vieux et nouveau qui se révélait à moi.

Hélas ! Irun n’est plus Irun. Irun est maintenant plus empire et plus acajou que Paris. Ce ne sont que maisons blanches et contrevents verts. On sent que l’Espagne, toujours arriérée, lit Jean-Jacques Rousseau en ce moment. Irun a perdu toute sa physionomie. Ô villages qu’on embellit, que vous devenez laids ! Où est l’histoire ? où est le passé ? où est la poésie ? où sont les souvenirs ? Irun ressemble aux Batignolles.

À peine y a-t-il encore deux ou trois maisons noires à balcons en surplomb. J’ai cru reconnaître pourtant et j’ai salué du fond de l’âme la maison qui faisait face à celle qu’occupait ma mère, cette vieille maison que je considérais pendant de longues heures avec tant d’étonnement et déjà, quoique enfant, français, et nourri dans l’acajou, avec une sorte de sympathie. La maison où ma mère a logé a disparu dans un embellissement.

Il y a encore sur la place une vieille colonne aux armes d’Espagne du temps de Philippe II. L’empereur Napoléon, passant à Irun, s’est adossé à cette colonne.

En sortant d’Irun, j’ai reconnu la forme de la route dont un côté monte pendant que l’autre descend. Je me la rappelle comme si je la voyais. C’était le matin. Les soldats de notre escorte, gais comme le sont toujours les soldats en temps de guerre lorsqu’ils partent avec des vivres pour trois